Mardi 26 septembre, l’Arabie Saoudite annonce par décret royal l’abolition de la loi interdisant aux femmes de conduire. La chute d’un des derniers symboles du patriarcat saoudien ne doit pas vous leurrer : le pays n’est pas devenu plus féministe aujourd’hui qu’il y a 15 ans…
27 ans plus tard
« C’est fascinant. […] Nous avons attendu ce moment depuis si longtemps… », confie Fawziah al-Bakr au téléphone. Cette professeure universitaire figurait parmi les premières opposantes de la loi. En 1990, elles étaient 47 femmes à défiler dans Riyad pour crier leur indignation et leur colère. Une démonstration de force qui leur valut une arrestation musclée et la perte de leur emploi. « Depuis ce jour, les femmes saoudiennes n’ont eu de cesse de demander le droit de conduire, et il est enfin là ! »
La lecture du décret royal de ce mardi 23 Septembre 2017 signe la fin d’un combat vieux de trois décennies. Les défenseurs des droits de l’homme et les ligues activistes ont longtemps milité pour l’abrogation de cette loi, quitte à risquer la prison. Oui, certaines femmes ont poussé la protestation jusqu’à enfreindre la loi saoudienne. En 2014, Louvain Hathloul a tenté de passer la frontière des Émirats Arabes Unis pour rejoindre l’Arabie Saoudite. Arrêtée sur le champ par les autorités, la criminelle a passé 73 jours en détention. Un militantisme pacifique que son mari, le comédien Fahad Albuteiri, a célébré via twitter.
.@LoujainHathloul I’m so proud of you. ❤️✨
— Fahad Albutairi (@Fahad) 26 septembre 2017
Les extrémistes au créneau
L’Arabie Saoudite est une monarchie de droit divin qui s’est construit sur une vision rigoriste de l’Islam. Issus de la branche wahhabite, les Arabes respectent à la lettre les préceptes de la charia. La loi islamique est un cadeau divin pour qui se retrouve avec un service 3 pièces à la naissance. Mais si vous avez le malheur de naître femme : « Vous qui entrez, abandonnez tout espérance », comme dirait le poète. Impossible de dire lesquels sont les plus stupides : les lois ou ceux qui les défendent ? Pour justifier l’interdiction des femmes au volant, les membres du clergé ont déployé des argumentaires plus ou moins fantaisistes : c’est inapproprié dans la culture saoudienne (classique); les homme seraient indisposés en se retrouvant à côté d’une voiture conduite par une femme (y a de l’idée); autoriser les femmes à conduire revient à encourager la promiscuité ce qui entraînerait la chute de la famille royale (un peu dystopique non ?); la conduite est nocive pour les ovaires (et voilà notre grand gagnant !).
L’adoption de cette loi progressiste fait déjà grincer des dents. Les familles traditionalistes et profondément conservatrices du pays voient d’un très mauvais oeil ces avancées sociales, et ils sont loin d’être les seuls… Les autorités cléricales sont passées maîtres dans l’art de manipuler les masses : leurs passages répétés à la télévision saoudienne visent à leur rappeler que l’infériorité physique et spirituelle de la femme est inscrite dans le Coran. Ainsi donc, elle ne devrait pas être remise en cause par la promulgation de lois émancipatrices. Il a suffi de quelques heures après la lecture du décret pour que la résistance s’organise. Sur What’s app, un texte anonyme a exhorté les « vertueux » du royaume à combattre cette loi qui à terme engendrerait adultères, épidémies, et autres désastres cataclysmiques.
Un féminisme en carton
La porte-parole du Département d’État américain Heather Nauert a salué l’initiative : « L’Arabie saoudite fait un pas de plus dans la bonne direction. ». L’abolition de cette loi est purement stratégique : oubliez toute notion de féminisme. Ces avancées sociales découlent directement du plan d’envergure lancé par le prince Mohammed ben Salmane al Saoud. À 32 ans, l’héritier au trône ambitionne de remanier complètement le royaume, depuis son économie jusque dans sa structure sociétale. Les retombées sociales sont apparues dès 2015 : les femmes saoudiennes ont pu voter et se présenter aux élections municipales !
Le roi a signé le décret pour 2 raisons extrêmement simples. La première est exclusivement diplomatique : c’est l’image. À l’international, l’Arabie Saoudite est perçue comme un pays de barbares rétrogrades, pourvoyeur de fonds d’organisations terroristes, et chantre d’un Islam préhistorique dont se revendiquent les djihadistes de l’EI et Al-qaida. Les officiels ont donc décidé de montrer patte blanche en ouvrant un peu plus la porte de l’émancipation des femmes. C’est un maigre sacrifice pour attirer les investisseurs étrangers, développer le tourisme et améliorer la qualité de ses relations internationales !
La seconde raison est purement économique : inciter les femmes à travailler. Il aurait été impensable d’autoriser pareille hérésie il y a encore 15 ans, mais les temps changent… Et ils ne jouent pas du tout en faveur de l’économie saoudienne. La chute des prix du pétrole a contraint le gouvernement à restreindre l’accès aux postes gouvernementaux, sur lesquels se reposaient bon nombre de citoyens. Le gouvernement encourage désormais les travailleurs, hommes comme femmes, à privilégier le secteur privé, histoire de redonner un peu de couleur à une économie souffreteuse. Problème : comment les femmes peuvent-elles se rendre au travail ? Les chauffeurs privés coûtent bien trop chers, et leurs proches ne peuvent pas jouer les taxis tous les jours… La solution était évidente : autoriser les femmes à conduire pour booster l’économie saoudienne ! Problème : les Saoudiennes n’ont pas le droit de se déplacer seules.
La prochaine cible
À l’ambassade saoudienne de Washington, le prince Khalid ben Salmane affirme que les femmes n’auront pas besoin de l’approbation de leur mari, leur père ou leur tuteur pour conduire, malgré les lois de gardiennage qui ont toujours cours. Ces lois restrictives sont destinées à renforcer l‘incontestable domination masculine, et maintenir le « sexe faible » dans des conditions de vie particulièrement sordides. Elles n’ont pas le droit de voyager, de travailler, ou même de subir un examen médical SANS le consentement de leur gardien – mari, père, oncle, et même fils dans certains cas !
Les lois de gardiennage ont toujours cours, mais leur application n’est plus aussi zélée qu’auparavant. Les hommes ne peuvent plus traiter leurs femmes et filles comme leur propriété : l’accès au travail, le droit de vote, et maintenant le droit de conduire commencent à les extraire – lentement mais sûrement – de ce carcan. Manal al-Sharif est une farouche activiste des droits des femmes, créatrice du mouvement #Women2drive en 2011. Cette Saoudienne de 38 ans menait des actions collectives pour lutter contre cet ostentatoire patriarcat – ce qui lui valut un aller-retour dans les geôles du pays. Elle vit désormais en Australie, avec la certitude que les lois de tutelle seront les prochaines à tomber.
Un droit = un devoir
Le décret du roi Salmane assure que les lois relatives à la circulation routière seront modifiées, afin que le gouvernement puisse délivrer des permis de conduire aux hommes comme aux femmes. Et pour veiller à la bonne application de la loi, le document officiel prévoit la création d’un haut comité ministériel, chargé de résoudre les problèmes pratiques; par exemple la dispense d’une formation aux policiers pour leur apprendre à interagir avec une femme. Eh oui, aussi bizarre que cela puisse vous paraître les rencontres hommes-femmes en Arabie Saoudite n’arrivent pas tous les jours; au point que l’on doive enseigner aux autorités comment se comporter en leur présence… Le comité devra rendre ses recommandations d’ici 30 jours. Et si tout ce passe comme prévu, a partir du 24 juin 2018, les femmes saoudiennes pourront enfin conduire !
Ironie du sort, cette loi progressiste a pu sortir de terre grâce au Conseil des Oulémas, la plus haute autorité religieuse du pays. Les membres de ce prestigieux cénacle réactionnaire ont accepté la proposition du gouvernement, en prenant soin de nuancer leur propos : les femmes saoudiennes pourront conduire mais dans les règles de la charia. D’accord. Donc dans l’état actuel des choses : elles pourront conduire, mais pas toutes seules; elles pourront se mouvoir par elles-mêmes, mais jamais pour elles-mêmes; elles jouiront de la liberté de se déplacer, mais auront le devoir d’être accompagnées. Comprenne qui pourra…
Par Matthieu Garcia, le
Source: New York Times
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