Les néophytes peuvent se faire une fausse idée du manga et se contenter de penser qu’il se divise en deux grands groupes : d’un côté les mangas pour garçons avec de la baston et de l’autre ceux pour filles avec des histoires à l’eau de rose. Il n’en est rien ! Comme vous allez le voir avec Junji Ito, le manga est aussi capable de vous effrayer et de vous mettre très mal à l’aise.
Junji Ito est né le 31 juillet 1963 à Gifu-ken, dans la partie centrale du Japon. Son attirance pour le dessin date de son enfance où il est fréquemment captivé par les dessins de sa grande soeur. En grandissant, il découvre l’oeuvre de Kazuo Umezu, que l’on surnomme le père du manga d’horreur, et dévore chaque tome de l’auteur. En parallèle, il se plonge dans la littérature et lit avec la même avidité les histoires de H. P. Lovecraft. Avec de telles inspirations, le style de Junji Ito semble être une évidence. Pourtant, le style en question ne lui vient pas directement puisque sa première carrière l’amène à devenir technicien-dentiste dans le milieu des années 80. C’est sur son temps libre qu’il développe ses dessins et imagine ses premières histoires.
En 1987, il envoie Tomie, l’une de ses histoires, à Gekkan Halloween, un magazine de manga d’horreur organisant un concours dont le légendaire Kazuo Umezu en personne est le juge. L’histoire nous raconte les mésaventures de Tomie, une fille immortelle et pas tout à fait humaine dont la beauté rend les hommes fous. Il réussit à faire publier plusieurs suites à son histoire qui poussent Ito à se surpasser. Déjà avec Tomie, on trouve les éléments qui deviendront ses marques de fabrique : des personnages féminins charismatiques, l’inévitabilité de la mort, la putréfaction de la société et beaucoup d’images perturbantes qui vous feront détourner le regard. À l’image des histoires de Lovecraft, les personnages de Ito sont souvent les victimes de quelque chose de bien plus grand et mystérieux qu’eux.
Son premier grand succès pour lequel on le connaît à travers le monde, c’est Uzumaki. Une histoire pourtant relativement courte puisque la publication hebdomadaire n’a duré qu’un peu plus d’un an, le tout maintenant compilé en trois volumes. Uzumaki, que l’on traduit par « spirale », nous transporte dans une ville fictive maudite où les habitants sont hantés par des forces surnaturelles impliquant des spirales. Le symbolisme omniprésent mélangé au dessin horrifique de Ito résulte en des pages toutes plus marquantes les unes que les autres. Les gens deviennent obsédés par la forme des spirales. L’héroïne va en faire l’expérience lorsque ses cheveux commencent mystérieusement à boucler en de parfaites spirales.
Dit comme ça, ça peut ne pas paraitre effrayant, mais comme vous pouvez le voir, les illustrations rendent le tout horrifiant. Une atmosphère angoissante englobe alors la ville sans que les personnages ni le lecteur puissent identifier avec précision l’origine et le sens de tout cela. La confusion ne fait qu’exacerber le sentiment de terreur jusqu’à la fin du manga. Ito remarque avant la création du manga que, dans notre monde, la spirale est un symbole positif, notamment dans la culture japonaise où elle est souvent associée à des traits physiques de personnages de manga chaleureux et marrants. Naturellement, il a voulu renverser la tendance en se disant que s’il dessinait des spirales légèrement différemment, il pouvait en faire un symbole horrifique.
Deux ans plus tard, Junji Ito revient à la charge avec Gyo. Pour celui-là, on met un peu de côté Lovecraft pour s’inspirer du travail de Steven Spielberg dans Les Dents de la mer qui, selon Ito, « capture parfaitement l’essence de la peur, matérialisée par un requin mangeur d’hommes ». On fait la rencontre de Tadashi, un jeune homme passionné de plongée, ainsi que sa petite amie, Kaori, qui a la particularité d’avoir un odorat très développé. L’aventure commence réellement lors d’une séance de plongée à Okinawa où le couple tombe nez à nez avec un étrange poisson avec des pattes ressemblant presque à celles d’une araignée. Kaori est tout de suite perturbé par l’odeur nauséabonde de la créature, même si Tadashi prend le temps de la capturer dans un sac.
Le lendemain, une horde de créatures marines avec des jambes dans le même genre envahit l’île alors que le couple repart à Tokyo. De retour à la maison, Kaori est toujours mal à l’aise à cause de l’odeur du poisson qui reste avec elle et Tadashi décide alors de montrer le spécimen à son oncle, le docteur Koyanagi. Ce dernier lui explique que ces créatures sont le résultat de la recherche scientifique de l’armée japonaise durant la Seconde Guerre mondiale. Le but étant de créer un virus qui déclencherait chez l’hôte une odeur répugnante de cadavre et qui pourrait causer la mort de ceux qui la sentent. L’odeur pouvant se répandre en quelques secondes dans l’air, l’arme aurait pu changer le cours de la guerre. Kaori développe elle-même cette odeur et va sombrer dans la dépression et la folie, au point de vouloir se suicider.
Dans les deux cas, le lecteur est en présence d’un artiste passionné par la peur et tout ce qu’elle implique, qui aime à nous la présenter sous des traits nouveaux et à travers des idées aussi novatrices que dérangeantes. Ce qui revient tout au long des oeuvres de Junji Ito, c’est ce qu’on appelle en anglais le « body horror », c’est-à-dire des éléments horrifiques affectant le corps humain, le métamorphosant dans des formes qui vont à contresens d’une esthétique agréable. Que ce soient des spirales géantes à la place du crâne où des pattes qui poussent sur des animaux qui ne devraient pas en avoir, ces exemples ne sont que la partie visible de l’iceberg qu’est l’oeuvre de Junji Ito.
Depuis Gyo, le mangaka a écrit et dessiné de nombreuses histoires courtes, toutes plus brillantes les unes que les autres, mais qui ne sont malheureusement pas encore toutes disponibles en français. Avant que le jeu ne soit annulé, il faisait également partie de l’équipe de développement pour le jeu Silent Hill, aux côtés de Hideo Kojima et Guillermo del Toro. Changeant complètement de style, il a aussi plus récemment publié Ito Junji no Neko Nikki, un manga où son style habituel reste intact, mais cette fois à des fins comiques dans une histoire bien plus légère. À la grande surprise de beaucoup de lecteurs, il va également écrire une histoire autour d’un Pokémon ! Comme quoi, même un maître de l’horreur a parfois besoin de prendre une pause de ce genre particulier.
Avec une technique impeccable et une vision bien particulière de l’horreur, Junji Ito propose des histoires aussi surprenantes que perturbantes. Une peur qui ne joue pas nécessairement sur les codes habituels, mais qui fait naître en vous des peurs que vous n’avez jamais ressenties. Un artiste incontournable pour tous les amateurs de l’horreur, amateur de manga ou non ! Est-ce que cela vous donne envie de plonger dans le manga d’horreur ?