Le réalisateur Stéphane Gérard a réalisé le portrait de 11 jeunes hommes homosexuels venant de tous horizons. Chacun raconte à sa manière son parcours, ses aspirations mais aussi les difficultés rencontrées en tant que gay dans la société. Réalisés en collaboration avec le réseau social Hornet, ces portraits sont à la croisée des genres entre le documentaire, le cinéma expérimental et le cinéma militant. Nous avons eu la chance de rencontrer Stéphane Gérard pour une interview.

 

Bonjour Stéphane, nous tenons à vous remercier pour avoir accepté cette interview. « Entre Garçons » est une série de portraits de jeunes homosexuels que vous avez réalisée avec le réseau social Hornet. Comment avez-vous choisi les profils des personnes interviewées ?

L’équipe de Hornet m’a proposé de réaliser des vidéos courtes qui présenteraient des gays de 18 à 35 ans – les gays millenials – en mettant en avant des personnes à l’initiative de projets novateurs. Pendant l’écriture et la préparation, je suis revenu à quelque chose qui me tient à cœur : l’idée selon laquelle tout le monde a une pensée à défendre, tout le monde peut s’exprimer en tant qu’expert de sa propre expérience.

En passant par nos connaissances et par un questionnaire envoyé dans l’application Hornet, on a rencontré plusieurs dizaines de garçons pour discuter avec eux des sujets qui leur tenaient à cœur et des aspects de leur quotidien qu’ils voudraient mettre en avant. Ensuite, on a retenu ce groupe en s’efforçant de donner la parole et de la visibilité à des profils d’habitude moins représentés, en cherchant une diversité dans les âges mais surtout dans les propos retenus.

Quel est le message que vous avez souhaité véhiculer à travers ces portraits ?

Concernant ce qui est dit, nous n’avons pas proposé ces sujets, ce sont les garçons qui les ont amenés. On a ensuite choisi d’en garder certains ou non. Ce qui nous a intéressé, ce sont les échos qui émergeaient d’un portrait à l’autre, qu’il s’agisse d’un rapport à l’actualité politique, d’expériences propres à la vie gay autour de discriminations raciales ou homophobes, ou encore d’observations sur les rencontres et la communication de nos jours. Mais je me sens plus comme le premier spectateur de ces propos.

C’est dans la réalisation que mes intentions sont explicitement présentes. Pour que l’expression soit la plus fidèle possible, on a tenu à garder le plus possible des prises de paroles sans montage ni coupure dans le discours. Je pense que c’est assez précieux et rare dans les vidéos destinées à Internet qui doivent souvent tenir un certain tempo. Là, je voulais tenter un autre rythme, plus installé.

J’étais surtout à l’origine de l’idée de portrait. Je trouvais l’exercice plus intéressant que de simples entretiens et j’aimais beaucoup l’écho qui se créait avec les photographies utilisées partout aujourd’hui sur les réseaux sociaux et les applications de rencontre comme Hornet. J’avais envie de confronter plusieurs images de chaque garçon en ajoutant les miennes aux leurs. Chaque vidéo associe leur parole, des photos qu’ils utilisent sur leurs réseaux sociaux et des plans d’eux, certains tournés en vidéo numérique et d’autres avec une caméra VHS.

J’avais envie de faire référence à la vidéo sur support magnétique parce qu’elle est la source de la vidéo telle qu’on la connaît aujourd’hui, ayant permis – à partir de son arrivée à la fin les années 1960 – une démocratisation progressive de l’accès à la réalisation. La vidéo est vite devenu le média de contre-information par lequel s’exprimaient les militant·e·s en lutte dans les années 1970, qu’il s’agisse des ouvrier·e·s ou des minorités politiques comme les femmes ou les homosexuel·le·s.

LA VIDÉO EST DEVENU LE MÉDIA DE CONTRE-INFORMATION PAR LEQUEL S’EXPRIMAIENT LES MILITANT·E·S DANS LES ANNÉES 70

La caméra VHS était aussi un hommage aux années 1990, l’esthétique des clips et des sitcoms qui sont la source de la culture pop de ma génération, mais aussi le moment d’une visibilité gay importante à travers la culture club et la house music. Ce mouvement gay et noir est une inspiration importante pour Kiddy Smile et c’est aussi pour ça qu’on a choisi un de ses morceaux pour la musique de la série.

Avec qui avez-vous travaillé pour réaliser cette série de portraits ?

Nous avons travaillé avec une équipe réduite, principalement pour des questions de budget mais aussi pour garder des conditions de tournage plus détendues. Raphaël Gribe Marquis m’a accompagné pour les entretiens préalables avec les garçons et coordonnait ensuite les aspects pratiques, le bon déroulement et la bonne humeur sur le plateau !

JE CONSIDÈRE CE PROJET COMME LE FRUIT D’UNE COLLABORATION CONTINUE

Quentin Balpe a créé les lumières et assuré le cadre de toute la série, m’a accompagné au montage et réalisé le mixage et l’étalonnage. Je les connais tous les deux depuis plus de dix ans donc je vois vraiment ce projet comme le fruit d’une collaboration continue, de plusieurs discussions ininterrompues sur la politique, le cinéma, la communauté, les médias… Je pense que c’est important de garder à l’esprit que le cinéma et la vidéo sont des œuvres collectives. La façon dont chaque membre de l’équipe occupe son poste aura un impact sur l’objet final, d’où l’importance pour tout le monde de se sentir en confiance.

On a aussi travaillé pour la première fois avec le maquilleur JinDian Yang qui accueillait les garçons sur le tournage et les mettaient en conditions pour les projecteurs. Et bien sûr, tout le tournage s’est fait avec le soutient de l’équipe d’Hornet, de la production à la diffusion : Christophe Martet, Olivier Le Stang et Xavier Héraud.

Pouvez-vous nous raconter votre parcours en tant que réalisateur ?

Je considère Entre Garçons comme mon troisième projet majeur, après Rien n’oblige à répéter l’histoire (2014) et La Machine avalée (2015). Les films que je fais sont au croisement de trois histoires : celles du cinéma documentaire, du cinéma expérimental et du cinéma militant. Je me suis intéressé à ces différentes pratiques d’abord par des études universitaires et une approche théorique de l’esthétique cinématographique, et plus tard par différentes expériences professionnelles dans la distribution de films et les festivals de cinéma.

J’ai aussi étudié les archives audiovisuelles et participé à des projets de sauvegardes de fonds dans des institutions. Une des choses qui m’intéressent au cinéma, c’est sa capacité à inviter à l’analyse en ayant le pouvoir d’accueillir en un seul objet beaucoup des matériaux différents : la parole, les images fixes ou animées, le son et la musique, le récit, la pensée théorique, la subjectivité…

LA REPRÉSENTATION EST UN ENJEU FORT QUAND ON VOIT L’ESPACE QU’OCCUPENT LES IMAGES DANS NOS VIES

Je trouve passionnante la possibilité de convoquer toutes ces sources différentes pour répondre aux questions qui m’animent, qui concernent souvent la politique et les représentations de l’épidémie de VIH-sida et des minorités raciales, sexuelles et de genre. Je pense que la question de la représentation est un enjeu fort, en particulier quand on voit l’espace qu’occupent les images dans nos vies aujourd’hui, c’est pour ça que je sollicite tout ce qui est à ma portée pour la penser.

Vous avez réalisé un film sur l’histoire du mouvement LGBT à New York, pourquoi avoir choisi cette ville parler de ce sujet ?

Le choix de New York était presque un accident qui a pris de plus en plus de sens alors que je travaillais sur le film. Bien sûr, ça m’intéressait que la ville soit le lieu des révoltes de Stonewall (célébrées tous les ans par les marches des fiertés) puisqu’elles sont vues comme évènement mythologique fondateur de la libération homosexuelle en Occident. C’était aussi un choix d’affirmer cette date comme point de départ de l’Histoire telle qu’elle est appréhendée dans le film (« de Stonewall à aujourd’hui »), parce qu’on sait maintenant que c’est un symbole qui synthétise une continuité d’évènements qui avaient eu lieu avant et après.

L’HISTOIRE DE CETTE COMMUNAUTÉ EST SYSTÉMATIQUEMENT RÉÉCRIT OU EFFACÉ

Pourtant, mon film ne tient pas tant à raconter l’histoire des luttes LGBT mais sa transmission, la façon dont elles sont racontées. Je me suis retrouvé à New York parce que c’était le lieu où j’avais connaissance de fonds d’archives spécifiquement LGBT, archives dont je ne trouvais pas à Paris alors qu’elles m’apparaissaient comme la source de l’écriture du récit de cette communauté – un récit systématiquement réécrit ou effacé par l’histoire dominante cishétéropatriarcale. Je voulais un film qui donne envie aux personnes minorisées de notre société de chercher leurs propres sources pour raconter l’histoire de ces luttes à leur manière. Des sources vers d’autres mythes, d’autres récits, qui ancreraient aussi notre présent en continuité avec d’autres générations de penseur·se·s, artistes et militant·e·s.

Dans une interview donnée à France Culture, vous évoquez votre adolescence difficile en tant qu’homosexuel. Que pensez-vous de la vision de la société actuelle sur la communauté LGBT+ ? Selon vous, comment a-t-elle évolué depuis votre jeunesse ?

Une des choses dont j’ai pris conscience en réalisant Entre Garçons, c’est qu’il semble malheureusement évident que la situation n’évolue pas tant que ça. Quand je travaillais sur des récits de personnes ayant grandi comme homosexuelles dans les années 1950 ou 1960, les récits de violences homophobes semblaient être d’un autre temps et à juste titre : elles sont très différentes de celles que j’ai vécu et de celles que des garçons plus jeunes que moi nous ont raconté pendant les entretiens de préparation.

L’HOMOPHOBIE CONTINUE DE S’EXPRIMER AUJOURD’HUI DANS DES FORMES RENOUVELÉES

Evidemment, il y a des différence de contexte géographique, social, etc. mais ce qui reste constant, c’est l’homophobie. L’histoire de la lutte contre les discriminations homophobes est récente, et l’acquisition rapide de reconnaissance, de visibilité, de droits ne doit pas nous faire oublier la constance de la tendance homophobe qui s’exprime elle depuis depuis des siècles et continue à s’exprimer aujourd’hui sous des formes toujours renouvelées.

On le voit depuis les débuts de l’épidémie de VIH-Sida, on voit comment elle se combine avec le sexisme à l’encontre des lesbiennes et avec le racisme à l’encontre des personnes racisées. Ces récits sont encore trop peu rendus visibles et les dynamiques en jeu souvent ignorées. Et c’est même sans parler de la transphobie et des oppressions vécues par les personnes trans’, queers et non binaires.

Mais la conscience de toutes ces réalités ne doit pas non plus nous faire oublier la constance des expressions plus connues de l’homophobie : celle des familles qui opèrent encore dans le secret et le silence, et celle des États – certains ont toujours des lois criminalisant l’homosexualité et les autres ne sont jamais à l’abri de changements politiques défavorables. Il ne s’agit pas pour moi d’être alarmiste, mais plus de ne pas crier victoire trop vite.

 

Merci beaucoup pour avoir pris le temps de répondre à nos questions. Un dernier mot pour nos lecteurs ?

Je pense que je veux les remercier aussi ! Suivre un média comme le vôtre qui s’attache à la lutte contre la désinformation et à la défense du savoir et de la recherche, ça me semble primordial aujourd’hui. L’époque est au raccourci, à la simplification et je pense que c’est une urgence politique de s’efforcer de prendre le temps de comprendre, de complexifier, de s’autoriser à être curieux. Je ne peux qu’inviter à le prolonger avec de la curiosité vers ce que je défends : le cinéma et l’art en général comme espace de recherche, le documentaire de création, le cinéma expérimental… Et à écouter des sources diverses, à s’intéresser à ce que les personnes qui n’ont pas la parole ont à dire. Je pense en particulier aux exhilé·e·s, aux réfugié·e·s, aux migrant·e·s aujourd’hui. Et merci au Daily Geek Show de m’avoir donné la parole !

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