Au milieu du XIXe siècle, Londres est une métropole en pleine expansion. Mais elle souffre aussi d’un grave problème d’hygiène. La Tamise, qui sert à alimenter une grande partie de la population en eau potable, est transformée en un immense égout à ciel ouvert.
Une ville asphyxiée par ses déchets
L’été 1858 est particulièrement chaud et sec. La température moyenne est de 22 °C, mais elle atteint parfois 35 °C. Il ne pleut presque pas pendant deux mois. Ces conditions climatiques favorisent la putréfaction des matières organiques dans la Tamise. Une odeur pestilentielle se répand dans toute la ville.
Les habitants souffrent de maux de tête, de nausées, de vomissements. Même au Parlement, les députés sont incommodés par l’odeur infecte. Ils tentent de masquer l’odeur en trempant les rideaux dans du chlore, mais sans succès. Certains proposent même de déménager le Parlement dans un endroit plus salubre.
La puanteur qui émane de la Tamise est si forte qu’elle est perceptible à plusieurs kilomètres à la ronde. Elle atteint son paroxysme entre le 30 juin et le 2 juillet 1858, lorsque le vent souffle du sud-ouest vers le nord-est. Elle envahit les quartiers les plus peuplés et les plus riches de Londres, comme Westminster, Whitehall ou Mayfair.
La presse s’empare du phénomène et le baptise la “Grande Puanteur”. Elle décrit avec force détails l’aspect et l’odeur de la Tamise, qu’elle compare à un “lac stagnant”, à un “marécage pestilentiel” ou à un “fleuve de mort”. Elle rapporte aussi les témoignages des habitants qui se plaignent de l’inaction des autorités face à cette situation intolérable.
Une maladie venue d’Orient
Le choléra est une maladie causée par une bactérie appelée Vibrio cholerae. Elle se transmet par l’ingestion d’eau ou d’aliments contaminés par des matières fécales. La maladie provoque une diarrhée sévère et une déshydratation. Elle peut entraîner la mort en quelques heures.
Le choléra est originaire du delta du Gange, en Inde. Il était connu depuis l’Antiquité. Au XIXe siècle, il se propage dans le monde entier grâce aux voyages maritimes et aux migrations. Il provoque six pandémies qui font des millions de victimes sur tous les continents.
Le fléau du XIXe siècle
La première pandémie atteint Londres en 1831. Elle fait plus de 6 000 morts. Les épidémies suivantes sont encore plus meurtrières. Notamment celle de 1848-1849, qui tue plus de 14 000 personnes à Londres et plus de 50 000 dans toute l’Angleterre.
À l’époque, on ignore l’origine exacte du choléra. Beaucoup pensent qu’il est causé par les miasmes, c’est-à-dire les émanations toxiques provenant des matières en décomposition. En réalité, le choléra est lié à la consommation d’eau polluée par les eaux usées.
La découverte de John Snow
C’est ce que découvre le médecin John Snow en 1854. Il localise la source de l’épidémie dans le quartier de Soho à une pompe à eau publique située sur Broad Street. Il réussit à convaincre les autorités de retirer le manche de la pompe, ce qui met fin à l’épidémie dans ce secteur.
Snow publie ses résultats dans un ouvrage intitulé On the Mode of Communication of Cholera. Il y expose sa théorie selon laquelle le choléra se transmet par l’eau et non par l’air. Pour étayer son propos, il utilise des cartes et des statistiques. Il est considéré comme l’un des pionniers de l’épidémiologie moderne.
Une réforme de l’assainissement urbain
Pour mettre fin à la crise sanitaire qui menace Londres, il faut construire un système d’égouts. Ce système doit éloigner les déchets humains de la Tamise et fournir une eau propre aux habitants. C’est ce que réalise l’ingénieur Joseph Bazalgette. Il conçoit un réseau souterrain de plus de 2 000 kilomètres d’égouts pour collecter les eaux usées et les transporter vers l’estuaire de la Tamise. Là, elles sont rejetées à la marée descendante.
Bazalgette prévoit des égouts suffisamment grands pour supporter une augmentation de la population et des précipitations. Il calcule le diamètre des égouts en fonction de la densité de population. Puis il le double par précaution. Grâce à cette marge de sécurité, le système d’égouts peut fonctionner sans débordement jusqu’en 1960.
Le projet de Bazalgette nécessite également de réduire la largeur de la Tamise et d’accélérer son débit. Il construit des digues le long des rives. Cela permet de créer de l’espace pour les tuyaux d’égout et de gaz, ainsi que pour des promenades et des espaces verts.
Le coût total du projet est d’environ 2,5 millions de livres sterling. Soit l’équivalent de près de 300 millions de livres sterling actuels. Le Parlement accepte de financer le projet en 1858, après avoir été convaincu par la “Grande Puanteur”. Le projet est achevé en 1875.
Le système d’égouts de Bazalgette est considéré comme une prouesse technique et un modèle d’urbanisme. Il permet d’améliorer considérablement la qualité de vie des Londoniens et de réduire la mortalité due au choléra et à d’autres maladies. Il contribue aussi à embellir la ville et à valoriser son patrimoine.