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La Turquie amnistie 90 000 détenus mais laisse ses opposants politiques à la merci du coronavirus

Les opposants au régime, considérés comme "terroristes", sont placés au même rang que les violeurs et les meurtriers, et ne peuvent pas sortir de prison

— FOTOKITA / Shutterstock.com

Le mouvement AKP, au pouvoir depuis 2002 en Turquie, a, ce mardi 14 avril dernier, mis en place une loi d’amnistie permettant de libérer de prison 90 000 détenus de droit commun, hors violeurs, meurtriers, trafiquants et coupables de violences domestiques graves. Cela représente près d’un tiers de la population des prisons en Turquie, estimée à 300 000 au moment où la pandémie de coronavirus s’intensifiait. Le problème que pose cette amnistie est qu’elle exclut totalement les prisonniers politiques, de l’étudiant au philosophe, du blogueur au maire de localité kurde, qui ont pu s’exprimer contre le régime en place et qui ont été incarcérés pour ces faits. Ces derniers sont perçus comme des “terroristes”.

DES OPPOSANTS POLITIQUES EMPRISONNÉS, À LA MERCI DU CORONAVIRUS

Le nombre de condamnations d’opposants politiques à une peine de prison s’est vraiment accru depuis la tentative de coup d’État de juillet 2016. De nombreux intellectuels, journalistes, avocats et politiques purgent leur peine dans des prisons insalubres, simplement car ils ont osé s’exprimer. Les statistiques officielles, émises en juin 2019 par le ministère de la Justice, estiment que près d’un cinquième des prisonniers en Turquie, soit 48 924 personnes, a été inculpé ou condamné pour ce que le ministère appelle « terrorisme », une terme qui leur convient très bien pour faire taire les voix qui s’opposent au régime. 

Parmi ces nombreux détenus politiques, on trouve des mécènes et des hommes d’affaires comme Osman Kevala, mais encore des leaders kurdes comme Selahattin Demirtas ou des écrivains comme Ahmet Altan. Ce dernier a été condamné à la prison à perpétuité pour ses écrits. Aujourd’hui, il fait sa peine dans la prison de haute sécurité de Silivri, dans la périphérie d’Istanbul. Son frère, Mehmet Altan, que Le Monde a joint par téléphone, est révolté par le fait que « les droits communs (soient) libres (alors qu’un) romancier qui a écrit trois articles déplaisants pour le gouvernement reste en prison, à la merci de l’épidémie ».

Il est d’autant plus scandalisé que la prison de Silivri est aujourd’hui surpeuplée, ce qui favorise forcément la propagation du coronavirus, en plus du manque d’hygiène et de suivi médical qui caractérisent les prisons turques. Il est donc très difficile de mettre en place des mesures de distanciation sociale efficaces pour contrer la diffusion du coronavirus dans ce genre de prisons.

Les propos de Mehmet Altan rejoignent ceux d’Adnan Selçuk Mizrakli, maire de Diyarbakir, une ville du sud-est à majorité kurde. Ce dernier a été condamné à 9 ans et quatre mois de prison pour “propagande terroriste”. Dans une lettre ouverte écrite depuis la prison de Kayseri, il déclare qu’« il est inacceptable que le régime choisisse ceux qu’il juge bon de libérer, tout en abandonnant à la perspective d’une mort en prison des journalistes, des étudiants, des avocats et des intellectuels accusés de crimes d’opinion ».

LA CRISE SANITAIRE, UN TREMPLIN DU GOUVERNEMENT POUR RESTREINDRE LES LIBERTÉS INDIVIDUELLES

Par ailleurs, on peut craindre que la propagation de la pandémie ne fasse que restreindre les libertés civiles. Apparemment, le gouvernement turc préparerait un amendement de loi dans le but d’astreindre les réseaux sociaux comme Twitter, Facebook et WhatsApp à un contrôle plus dur. De nombreux blogueurs, journalistes et internautes ont déjà été arrêtés après des “provocations” sur les réseaux. En tout, 616 personnes ont déjà été contrôlées pour avoir partagé des publications controversées sur les réseaux, 212 personnes interpellées, et parmi celles-ci huit ont été incarcérées. En outre, des médecins qui avaient critiqué la réaction de la Turquie face à l’épidémie ont été forcés de présenter des excuses. 

La légitimité de ces peurs semble corroborée par le discours à la nation du président turc Recep Tayyip Erdogan lundi 13 avril. Il a une nouvelle fois dénigré la presse : « Certains médias ont utilisé la pandémie comme prétexte, déclarant pratiquement la guerre à leur propre pays avec leurs articles et leurs chroniqueurs, comme ils l’ont toujours fait. Si Dieu le veut, notre pays va se débarrasser non seulement du coronavirus, mais aussi des virus médiatique et politique. » Nous pouvons donc penser que cette nouvelle mesure ne sert qu’à renforcer la mainmise de ce régime. « La loi vise à faire passer aux gens l’envie de critiquer. Il s’agit de préparer le terrain car, après l’épidémie, les conditions économiques et sociales seront encore plus difficiles »,  annonce Mehmet Altan.

Bayram Erzurumluoglu, ancien professeur de sociologie de l’université d’Adiyaman, et limogé après le putsch manqué de 2016, a déclaré que « la crise sanitaire (était) un outil puissant entre les mains de ce régime, prêt à tout pour rester au pouvoir. Empêcher la critique, blâmer un hypothétique ennemi intérieur est la seule arme à la disposition des autorités qui veulent maintenir la pression pour éviter la destruction de l’empire de la peur qu’elles ont créé. »

Par Jeanne Gosselin, le

Source: Le Monde

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