Philip K. Dick est un géant de la science-fiction et de la littérature en général. 44 romans, 121 nouvelles, le perfectionnement d’un genre à part, et l’une des plus grandes influences de l’histoire sur le cinéma n’ont pourtant pas suffi à lui faire connaître le succès de son vivant. Depuis, il est devenu une légende que peu d’auteurs égalent. Retour sur la vie de cet écrivain hors du commun et l’empreinte qu’il a laissée sur la littérature et le cinéma.

LA NAISSANCE D’UNE DUALITÉ 

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Philip Kindred Dick est né le 16 décembre 1928, accompagné de sa soeur jumelle, Jane. La nouvelle mère ne produit pas assez de lait pour les deux enfants et la petite Jane meurt le 26 janvier 1929. Ce décès provoque un choc inconscient chez Philip qui le perturbera et le rendra instable jusqu’à la fin de sa vie. Durant ses 53 années de vie, il ressentira ce manque cruel au fond de lui qui lui fait penser qu’il est incomplet. Cette pensée va peu à peu se développer et fusionner avec ses histoires qui jouent avant tout avec la notion de réalité.

Il lui manque quelque chose, car il y avait « autre chose » en lui (Jane), le monde n’est pas ce qu’il semble être, car il y a « quelque chose » derrière le voile que l’on nous présente. Ses parents divorcent alors qu’il est encore très jeune et Philip s’enfonce encore plus dans son mal-être. Refusant de se nourrir, sa mère est forcée de l’envoyer dans une école spécialisée. Déjà enfant, de puissants vertiges l’orientent vers une analyse psychiatrique qui décèle les racines de la schizophrénie.

La seule stabilité qu’il trouve dans ce monde qui le perturbe, ce sont les histoires qu’il dévore dès l’âge de 12 ans dans les magazines de science (Popular Science) et d’histoires pulps (Stirring Science Stories). Il se passionne de musique, apprend des opéras et des symphonies par coeur et explore la littérature avec Edgar Allan Poe et H.P. Lovecraft. Ces récits et les découvertes de l’époque le fascinent et très vite, la plume trouve son chemin vers la main de l’adolescent. Alors qu’il grandit et que son talent se développe, il attribue de moins en moins d’importance aux thématiques abordées dans les magazines de son enfance. Pas de voyages interstellaires et pas de bonshommes verts sur Mars. Philip K. Dick, tout comme Isaac Asimov, suit la directive de celui qui a façonné l’âge d’or de la science-fiction, le directeur du célèbre magazine Astounding Science Fiction : John W. Campbell Jr.

L’HOMME QUI SE DEMANDE À HAUTE VOIX S’IL EXISTE RÉELLEMENT

loterie-solaireCe dernier conseille aux auteurs de s’éloigner des clichés qui sclérosent le genre de la science-fiction et d’explorer la vraie quête de la littérature : l’humain. Comme le disait Faulkner, « les difficultés du coeur humain perpétuellement en conflit avec lui-même ». Il faut décortiquer l’humain à travers des thématiques plus futuristes comme les capacités psychiques encore endormies de l’être humain et ses futures mutations.

Les oeuvres de Philip K. Dick sont avant tout des quêtes intérieures de personnages au départ tout ce qu’il y a de plus normal. C’est ce qu’ils découvrent, comment ce processus les change intérieurement, qui rend les intrigues si puissantes. Sa dernière grande influence est Alfred Elton van Vogt (généralement raccourci en A. E. van Vogt), l’un des fers de lance de la science-fiction et maître à penser de ses plus grands auteurs. Il ne s’inspire pas réellement du fond, c’est-à-dire des personnages et des histoires, mais plutôt de la forme, dans le style, le choix des mots et cette tendance à relancer l’histoire sur une autre piste après quelques dizaines de pages.

LA RÉALITÉ, C’EST CE QUI NE DISPARAÎT PAS QUAND ON ARRÊTE D’Y CROIRE

C’est sa femme qui le pousse à faire de son écriture sa carrière, mais Dick lutte pour faire publier ses histoires avant de devenir un auteur publié régulièrement dans les magazines de science-fiction. Il publie Loterie Solaire en 1955. Son rythme de travail le met mal à l’aise par rapport à son entourage. Écrivant la nuit et réfléchissant la journée alors que sa femme travaille et que ses voisins radotent sur son style de vie, Dick se sent isolé, surveillé, insulté. Il avale des amphétamines qui lui permettent de soutenir son écriture prolifique, mais le plongent dans la dépression et exacerbe sa paranoïa naissante. Il divorce de sa femme et en épouse une autre. Il répétera l’opération plusieurs fois et finit sa vie après cinq divorces et des centaines d’amphétamines digérées. Il aura connu un certain succès avec Le maître du Haut Château en 1962 pour lequel il gagne le prix Hugo. Ses mariages échouent, car il occupe tout son temps à l’écriture, désintéressé par la vie banale de son entourage.

LORSQUE CE MONDE NE SUFFIT PLUS

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C’est à cette époque qu’il écrit certains ses plus grands chefs-d’oeuvre, dont Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? en 1968 et Ubik en 1969. L’humain est toujours une préoccupation centrale de son écriture, mais sa philosophie, ses pensées et sa narration s’orientent maintenant de manière définitive vers la réalité et la validité de l’univers et de l’Humanité. Qu’est-ce que l’être humain ? Qu’est-ce que la réalité ? Voici les questions que Dick se pose quotidiennement. En 1977, jouissant d’une grande popularité en France, il participe au Festival international de la Science-Fiction à Metz. Sa conférence s’intitule « Si vous trouvez ce monde mauvais, vous devriez en voir quelques autres ». Dick y discute les univers parallèles en affirmant que nous vivons dans une réalité programmée et qu’il a eu des visions de cette réalité cachée. Il ne pense pas être le seul, mais il dit qu’il est peut-être le seul qui ait le courage d’en parler.

Aussi fou que cela puisse paraitre, il est essentiel de comprendre que même si son hypothèse vient de sa schizophrénie latente, la validité d’une simulation universelle reste possible. Encore aujourd’hui, c’est l’une des grandes hypothèses sur lesquelles travaillent les physiciens théoriques. Une vie personnelle catastrophique, une vie professionnelle exceptionnelle et un esprit prêt à explorer l’impossible. Philip K. Dick, en écrivant toutes ses histoires, a influencé la culture au sens large du terme, légèrement de son vivant, puis complètement après sa mort. Suite à une attaque cérébrale, il meurt le 2 mars 1982 d’une défaillance cardiaque, quelques jours avant la sortie de Blade Runner qui aurait pu lui apporter la gloire et la fortune dont il avait cruellement besoin.

DES CENDRES DE PHILIP K. DICK EST NÉ LE CYBERPUNK

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Le terme cyberpunk englobe un genre de la science-fiction qui mélange la dystopie au futurisme. Violents et nihilistes, ce sont des mondes sombres purulents d’une population cynique et de protagonistes qui vont avoir tendance à refuser l’aventure plutôt que de l’accepter d’emblée. Le mouvement est également le prolongement de la pensée de Campbell ayant influencé Dick : s’éloigner des voyages dans l’espace pour revenir sur Terre et réfléchir à ce que les thématiques de la science-fiction peuvent transformer chez l’homme. William Gibson écrit Neuromancien en 1985 et scelle ce qu’avait amorcé Philip K. Dick avec ses romans adaptés au cinéma.

Car même si le genre est né sur des pages de roman, c’est le grand écran qui le popularise et en fait ce qu’il est devenu aujourd’hui dans la conscience collective. Les prémices se font sentir avec Soleil vert et s’exposent au monde avec Blade Runner en 1982. Le cyberpunk s’impose et la littérature surfe sur la vague qu’elle avait elle-même créée avec des auteurs comme Rudy Rucker et Harlan Ellison. Le genre influence tous les arts et médias, des mangas (Akira, Ghost in the Shell, Gunnm), aux bandes dessinées (Nomad, Travis et surtout L’Incal, dont est tiré le film Le Cinquième élément), en passant par les jeux vidéo (Syndicate, System Shock, Final Fantasy, Deus Ex).

PHILIP K. DICK AU CINÉMA

blade-runner-posterLes histoires de Dick sont loin d’être des cheminements du héros classiques dont Hollywood a l’habitude et ce qui est marquant dans ses livres, ce sont ses idées plus que ses descriptions. Pourtant, suite à la sortie de Blade Runner réalisé par Ridley Scott en 1982, il est clair que s’inspirer des oeuvres de l’auteur s’avère être intéressant pour les producteurs, et ce, malgré les débuts difficiles du film au box-office. Aucun autre écrivain de science-fiction… non, aucun écrivain tout court n’a donné autant d’idées à l’industrie du cinéma que Philip K. Dick. Blade Runner explore les thèmes chers à Dick : ce qui fait de nous des humains et la validité de notre existence. Il met en avant le cas des robots ou réplicants pour que l’on puisse plus facilement se mettre à leur place dans le cas où cela serait notre situation réelle. Le film bénéficie de la maitrise de Ridley Scott, d’un travail fantastique sur les décors et la photographie et d’acteurs qui percent l’écran, Harrison Ford en tête (qui, au passage, en 4 ans, enchaîne deux Star Wars, deux Indiana Jones et Blade Runner).

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En 1990, Paul Verhoeven adapte Souvenirs à vendre et réalise Total Recall, avec Arnold Schwarzenegger et Sharon Stone. Le film connait un succès immédiat, car plus accessible que Blade Runner. Pourtant, les thématiques de fond de Dick sont respectées avec le héros qui perd la notion de la réalité et subit une crise d’identité profonde. Même si le film s’écarte du scénario de l’histoire originelle et qu’on se retrouve avec un film d’action plus basique, il y a une certaine substance dickienne qui reste tout au long du film.

Quel est le rôle des souvenirs et de la mémoire dans notre existence et avons-nous tort de reposer autant sur elle ? Depuis, la science nous a appris que le cerveau humain est capable de créer des souvenirs ou d’altérer ces derniers pour nous fournir des exemples sur lesquels s’appuyer lors de débats et de conversations. Dick se serait demandé si c’était vraiment l’oeuvre de notre cerveau, ou si quelque chose programmait notre existence.

D’autres films s’inspirent largement de Dick sans être des adaptations comme The Matrix, qui n’est que l’adaptation de la pensée même de Dick, The Truman Show qui puise dans Le Temps désarticulé ou eXistenZ de David Cronenberg. Ce dernier étant un amateur de l’auteur, il explique librement qu’il s’inspire de ses écrits pour ses films, et en particulier pour celui-là sorti en 1999 et dont la narration s’inspire du livre Le Dieu venu du Centaure. D’autres cinéastes comme Terry Gilliam ou Michel Gondry ont également été largement influencés par l’oeuvre de Dick. Des adaptations plus fidèles, mais pas forcément brillantes parsèment les années 90 et 2000 : Confessions d’un barjo en 1992, Planète hurlante en 1995, A Scanner Darkly en 2006 ou encore L’Agence en 2011.

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Là où Blade Runner a influencé la culture de façon large, celui qui a le plus marqué les esprits est Minority Report sorti en 2002. Le film de Steven Spielberg est tout aussi fascinant que le livre et reste très fidèle à l’esprit de son auteur. Le concept de base part du principe que nous avons maintenant la capacité d’arrêter un criminel avant qu’il ne commette son crime. Ces pouvoirs d’anticipation chers à la science-fiction sont ici efficacement développés par Spielberg pour offrir une réflexion sur les autorités totalitaires et les dérapages tragiques associés à de tels dispositifs. Le héros qu’interprète Tom Cruise est pourchassé par l’agence à laquelle il appartient lorsque les extra-lucides capables de prévoir l’avenir prévoient qu’il va assassiner quelqu’un dans les heures à venir et qu’il doit donc être arrêté. Encore une fois, était-ce une vraie vision où est-ce que d’une manière ou d’une autre, ce sont de fausses visions qui viennent transformer la réalité lorsque les agents agissent en conséquence ?

POUR APPROFONDIR

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Malheureusement, Philip K. Dick n’aura connu aucune de ces adaptations cinématographiques et n’aura perçu aucun centime pour toutes ces idées extraordinaires qu’Hollywood s’empresse de transformer en films à succès. Est-ce que ces films atteignent la profondeur des réflexions que développe Dick dans ses oeuvres ? Non. Et malgré les mauvaises adaptations, certains films comme ceux discutés plus haut ont influencé la culture d’une seconde vague rebondissant sur la première déjà créée par les livres.

Et d’ailleurs, maintenant que vous connaissez un peu mieux le monde de cet écrivain hors normes, on espère que vous aurez envie d’ouvrir l’un de ses livres, si ce n’est pas déjà fait. La majorité de ses livres ont le mérite d’être courts, n’ayez donc pas peur de vous plonger dans l’un d’eux. On vous recommande chaudement de commencer par Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques (1968), qui est l’oeuvre majeure de Dick. Il perfectionne le genre et sa pensée dans Ubik (1969), qui est donc idéal pour poursuivre votre découverte de cet auteur. Si vous en voulez encore (et vous auriez raison), penchez-vous sur Le Maître du Haut Château (1962) qui explore un futur ou la Seconde Guerre mondiale aurait été remportée par l’Axe. Ces nouvelles méritent bien entendu une lecture intensive, mais ces trois livres seront déjà un très bon début. Les deux premiers sont des essentiels pour n’importe quelle bibliothèque, qu’elles incorpore de la science-fiction ou non et sont toujours citées parmi les livres les plus importants de la littérature mondiale.

Les traumatismes de son enfance font de Philip K. Dick un auteur perturbé par des questions sur la réalité qui le hanteront toute sa vie. Malgré les difficultés de son existence, il est parvenu à imposer son oeuvre dans le monde de la littérature et du cinéma et il est maintenant l’un de plus grands noms de la science-fiction. Une écriture extraordinaire pour un auteur incontournable.

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