De nombreux animaux sont herboristes. Les éléphants mangent par exemple des feuilles particulières pour provoquer la naissance de leur éléphanteau. Les oiseaux repoussent les insectes hématophages (moustique, punaise) en se servant de certaines plantes. Les mouches des fruits pondent leurs œufs sur une matière en fermentation riche en éthanol, chassant ainsi les guêpes parasites. Il existe toute une science des produits botaniques au sein des différentes faunes. Les exemples d’animaux utilisant d’autres animaux à des fins médicales sont, en revanche, plus rares. Un cas vient cependant d’être révélé : Louise Peckre du German Primate Centre, à Göttingen, a découvert que les lémuriens à front roux traitent les infestations de vers à fil dans le tube digestif et autour de l’anus avec du jus de mille-pattes…

 

Les faits

Dans une étude parue dans la revue Primates, nous apprenons ainsi que les lémuriens utilisent le jus de mille-pattes pour ses effets anti-moustique. Louise Peckre, auteure principale de l’étude, marchait dans la forêt de Madagascar en novembre 2016, afin observer des lémuriens à l’état sauvage. Soudain, elle remarque au sol une véritable profusion de mille-pattes diplopodes, en raison d’une forte pluie. La chercheuse remarque alors qu’une femelle lémurien est très agitée, et elle saisit un mille-pattes : après l’avoir mâchouillé, du jus sort naturellement de la dépouille, et elle s’en sert pour se frotter l’anus, les parties intimes et la queue. Elle mélange ainsi le jus de mille-pattes, jaune-orange, et sa salive, pour donner naissance à une texture applicable efficacement sur le corps. Après l’utilisation de cette « crème », elle ingère le cadavre du mille-pattes et reprend sa route.

Après avoir observé ce genre de comportement sur plusieurs individus, Louise Peckre et des collègues chercheurs se sont engagés dans une étude de cinq groupes de lémuriens à front roux pour en savoir davantage. C’est ainsi qu’ils ont remarqué que ce comportement se déroulait au total chez six individus vivant au sein de ces groupes. Les chercheurs s’interrogent, car ce processus semble avant tout dangereux pour l’animal, qui s’expose à une contamination au contact du mille-pattes, au caractère toxique. La réponse est paradoxale, car c’est justement le caractère toxique des substances présentes dans le mille-pattes qui intéresse les lémuriens, et que ces derniers utilisent. Leur ingénieuse intelligence pousse les chercheurs à en imaginer les raisons.

La première hypothèse des chercheurs est que les lémuriens frottent les insectes avant de les consommer pour se débarrasser des toxines, ce serait alors à l’image d’un lavage dans le but de rendre leur produit propre à la consommation. Mais cette hypothèse n’est pas franchement retenue car les chercheurs notent que parfois, les lémuriens ne mangent pas le mille-pattes après l’avoir frotté. Ce serait donc autre chose…

La deuxième hypothèse serait que les primates utiliseraient cette étrange substance dans un but olfactif, pour communiquer avec leurs congénères. La région de l’anus est, chez ces primates, très utilisée pour laisser des marques olfactives. L’hypothèse est aussi globalement rejetée car les jeunes se badigeonnent aussi de jus de mille-pattes, alors qu’ils ne sont pourtant pas en âge de marquer leur environnement et territoire.

 Credits : Pixabay

 

L’hypothèse retenue

Enfin, la dernière hypothèse, plus probable, est l’automédication. Ce serait un soin préventif, mais également curatif. Le frottement du jus d’insecte servirait d’abord pour repousser les insectes : les benzoquinones sécrétées par les millipèdes, en cas de danger, ont des effets puissants, connus par la faune locale et donc par les lémuriens. Ceux-ci peuvent aveugler, brûler et empoisonner les prédateurs potentiels, et également agir comme insectifuge (produit repoussant les insectes). Cependant, si cette hypothèse est vraisemblable, les chercheurs ne comprennent pas pourquoi les primates frottent uniquement la région péri-anale alors que c’est leur tête qui est la plus exposée aux piqures d’insectes.

Le frottement serait vraisemblablement utilisé pour lutter contre les irritations au niveau des intestins. Les parasites sont souvent davantage présents dans le système gastrique et intestins, notamment les vers nématodes Oxyuridae. Les éthologie ont remarqué que fréquemment, les individus observés n’avait que très peu – ou pas du tout – de poils au niveau de l’anus, ce qui correspondrait à un grattage intensif. Les vers de fil sortent de l’anus de leur hôte la nuit et cherchent à pondre leurs œufs dans la chair, plus molle, autour. L’endroit où les œufs sont pondus démange donc logiquement. L’individu, infesté, gratte ou lèche la zone touchée, et par la même occasion est en contact avec les œufs sur les doigts ou la langue et finit par les avaler ou les transmettre à d’autres lors des séances de toilettage.

Les lémuriens semblent aussi avoir découvert des propriétés anti-microbiennes liées aux benzoquinones. Les primates, afin d’éviter la transmission de larves de nématodes autour de l’anus, frottent leurs parties génitales avec ces propriétés anti-microbiennes.

« L’auto-onction combinée à la consommation de sécrétions de mille-pattes peut constituer un moyen d’automédication pour les lémuriens à front roux », déclare Peckre.

En mâchant les mille-pattes et en enduisant la substance toxique, il semble donc que les lémuriens utilisent la benzoquinone pour se nettoyer des parasites souvent présents dans leur système gastrique et leurs intestins. Les parasites intestinaux adultes sont en effet coriaces et c’est une solution puissante pour y remédier. Ces deux stratégies hygiéniques permettent aux lémuriens de se protéger individuellement mais également collectivement.

Malgré tout, si un tel processus est efficace à court terme pour éviter les démangeaisons et les problèmes intestinaux, il s’avère très certainement cancérigène à long terme pour le primate. Les benzoquinones sont toxiques et cancérigènes.

Lorsque les humains veulent se débarrasser des parasites, nous améliorons simplement notre hygiène personnelle, allons chez le médecin et prenons des médicaments. Les lémuriens n’ont pas ce privilège et doivent donc faire preuve de créativité. Pour les lémuriens à front roux, cela signifie mâcher et avaler des mille-pattes toxiques à la fois pour le traitement et la prévention d’infections parasitaires similaires. Ou du moins, c’est la théorie que Peckre et ses collègues ont avancée.

Credit : Pixabay

Pour les chercheurs, l’étape suivante consiste à comparer les résultats actuels avec d’autres primates, comme les singes-araignées, qui utilisent également le mille-pattes de la même manière. Si leur théorie est correcte, les chercheurs s’attendent à trouver plus d’exemples de ce comportement chez d’autres animaux…

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