Tableau iconique du musée du Louvre et de la peinture romantique française du XIXe siècle, Le Radeau de La Méduse de Géricault a une histoire bien singulière depuis les prémices de sa création, tant pour son sujet que pour la manière dont le peintre a effectué ses recherches et travaux préparatoires.
RETOUR SUR LE DRAME
Cette toile de cinq mètres sur sept, aussi terrifiante que fascinante, interpelle tous ceux qui la regardent. Abordant un fait tragique survenu le 2 juillet 1816, elle mêle le désespoir le plus profond et l’espoir le plus lumineux que peuvent ressentir les hommes.
RAPIDEMENT, LE NAVIRE DÉVIE DE SA TRAJECTOIRE POUR FINALEMENT S’ÉCHOUER SUR UN BANC DE SABLE
En 1816, la frégate nommée La Méduse, du nom du célèbre monstre antique, prend la mer avec à son commandement Hugues Duroy de Chaumareys, un capitaine d’Ancien Régime parachuté là en raison de son appartenance à la noblesse. Avec la Restauration, les pratiques de l’Ancien Régime ont repris, réservant les hauts postes militaires à des nobles, sans tenir compte de leurs réelles capacités. Accompagnée de trois autres navires, La Méduse doit rallier le port de Saint-Louis au Sénégal. Mais voilà, afin de prendre de l’avance, elle délaisse son escorte et fait route seule.
Après quelques tentatives infructueuses pour le remettre à flot, il est décidé d’abandonner le bâtiment. Sur les 400 personnes se trouvant à bord, 250 trouvent refuge sur les chaloupes. Il s’agit des nobles et des officiers. Les autres, 150 personnes, sont contraintes de monter sur un radeau de fortune sans gouvernail ni rames. Si, dans un premier temps, il est convenu que les chaloupes vont remorquer le radeau, son instabilité et son manque de maniabilité font que les officiers sur les canots décident de couper les amarres (selon le récit de deux survivants). Les officiers diront que les cordes ont lâché à cause d’une tempête.
Le radeau et les 150 passagers partent à la dérive. Entre règlements de comptes, mouvements de panique et lutte pour les vivres sur des planches extrêmement glissantes, il ne reste bientôt qu’une trentaine de personnes sur l’embarcation infernale. Au bout d’une semaine, il ne reste plus que du vin, sans eau et sans nourriture, les corps et les esprits vacillent.
LES RÉCITS DES SURVIVANTS PARLENT ALORS DE CANNIBALISME ET DE BLESSÉS ET MALADES JETÉS PAR-DESSUS BORD
Le 17 juillet, soit 15 jours après le naufrage de La Méduse, les naufragés sont retrouvés par son navire d’escorte L’Argus. Il ne reste que 15 survivants dont cinq décèdent dans les jours qui suivent. Pendant ce temps, les chaloupes sont arrivées à bon port sans lancer de recherches pour secourir les malheureux.
En 1817, l’ingénieur-géographe Corréard et le chirurgien Savigny publient un récit glaçant des événements. L’opinion publique est choquée, la monarchie embarrassée, d’autant que le reste de l’Europe pointe du doigt l’incompétence des officiers.
LES TRAVAUX PRÉPARATOIRES OU L’ENQUÊTE DE GÉRICAULT
A 25 ans, Théodore Géricault se passionne pour le sujet qu’il considère comme un moment digne de la peinture d’histoire. Il entrevoit dans ce thème un condensé de ce que l’on nommera par la suite le Romantisme, à savoir des émotions exacerbées, l’Homme face à la force des éléments, le drame mortel mais également l’intérêt du public pour ce fait divers sordide.
Dans un premier temps, il collectionne les articles de presse, lit et relit le livre de Corréard et Savigny. Il rencontre deux des survivants dont il fait nombre de croquis. Il rencontre Lavillette, le charpentier de La Méduse, qui lui fait un modèle réduit du radeau au moment de sa découverte.
AMBITIEUX, IL DESTINE LE TABLEAU MONUMENTAL AU SALON DE 1819
Afin de trouver la composition idéale, il utilise cette maquette avec des figurines de cire, tente de nombreuses esquisses et hésite longuement entre trois « moments » du drame : la mutinerie, des scènes d’anthropophagie ou bien la découverte et le sauvetage.
Il choisit finalement de représenter les instants avant le sauvetage, alors que L’Argus n’est qu’un point au loin sur l’horizon. Il s’agit à la fois d’un moment infiniment dramatique et d’un sujet tout à fait acceptable pour le jury du Salon, contrairement aux deux premiers choix.
Il s’installe dans un grand atelier proche de l’hôpital Beaujon à Neuilly. Cette proximité lui permet d’aller étudier les expressions des malades et des moribonds ainsi que d’analyser au mieux les couleurs des chairs livides. Par souci de réalisme, il récupère même des membres d’amputés et une tête d’aliéné qu’il conserve dans son atelier. Travaillant sans relâche dans une atmosphère ascétique, il constate les effets visibles de la décomposition des chairs : affaissement des parties molles, teintes bleuâtres et verdâtres.
Pour les corps, il fait poser ses amis, dont Eugène Delacroix. De même que les trois rescapés qui figurent au centre de la composition, dans l’ombre. Pour le ciel et la mer, il se rend au Havre où il admire les tempêtes, le ciel gris, la mer écumante et bouillonnante.
L’ODEUR QUI SE DÉGAGE DE L’ATELIER EST TELLE QUE LES VOISINS PRÉVIENNENT LA POLICE
Il compose sa toile sur un ensemble de pyramides qui s’affrontent et se confortent, évoquant les tourments de l’âme humaine en proie à l’abandon et au désespoir. La confrontation de l’homme et de la nature dans une théâtralisation dramatique qui, comme il le souhaitait, attise la curiosité du public et déclenche le débat entre critiques d’art.
Les couleurs sont réduites, sourdes, fades et participent au malaise suscité. Il prend quelques libertés en positionnant ses figures au centre d’une tempête alors que les récits parlent d’une mer calme et d’une belle météo.
RÉCEPTION ET POSTÉRITÉ DE L’ŒUVRE
L’intuition de l’artiste était juste, le retentissement causé par cette toile est tel qu’il assoit sa réputation. La présentation de l’œuvre à Londres l’année suivante lui permet d’obtenir une renommée internationale. Ses talents de peintre d’histoire et de portraitiste sont reconnus à leur juste valeur. Les romantiques s’inspirent de ce sujet pour leurs propres compositions, les républicains y voient une critique envers le régime monarchiste et l’esclavage, et les critiques d’art un contrepoint au néoclassicisme de David.
Pour autant, aussi célèbre que soit l’œuvre, elle n’est pas acquise du vivant de l’artiste.
En 1824, juste après son décès, la grande toile menaçait d’être découpée pour vendre « à la découpe » les différents portraits d’expressions de la « folie », de « l’abattement », de « l’espoir ». Il faut un décret spécial du 12 novembre 1824 qui autorise le comte Auguste de Forbin, directeur général du musée du Louvre, à acheter Le Radeau de La Méduse au nom de l’État pour la somme de six mille cinq francs. Le tableau trouve alors la place qu’il occupe actuellement dans la salle Mollien de l’aile Denon. Entouré de toiles tout aussi célèbres comme La Liberté guidant le peuple, Scènes des massacres de Scio, Les Pestiférés de Jaffa, il est quotidiennement admiré par des milliers de visiteurs… médusés.
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Merci pour ce superbe article ! Vraiment passionnant du début à la fin.