Dans le parc national ougandais de Kibale, une part importante de la population de chimpanzés souffre de graves malformations. La primatologue Sabrina Krief met en cause les pesticides utilisés dans les cultures de thé et d’eucalyptus qui bordent ce parc naturel.

Des malformations très répandues et impressionnantes

En 2008, Sabrina Krief et son équipe de recherche se lance dans l’exploration des 25 km2 de forêt tropicale humide qui compose le secteur de Sebitoli, au nord du parc, pour s’assurer que les chimpanzés y habitent encore. La route toute proche et les cultures intensives de thé et d’eucalyptus des alentours ont en effet fortement dégradé la zone.

Les chercheurs identifient 66 primates. Mais ce qu’ils découvrent est effroyable : un quart d’entre eux présente des malformations graves : narines absentes, tête creuse, bec de lièvre, doigts manquants…

En outre, Sabrine Krief remarque également des troubles de la reproduction : « plusieurs femelles n’ont pas de cycle sexuel, pas de gonflement de la zone ano-génitale caractéristique de la période de l’ovulation, précise la chercheuse. On ne les a jamais vues avec des bébés et elles n’ont a priori pas de descendants », raconte-t-elle dans Science of the Total Environment. Des problèmes qui ne semblent affecter aucun autre groupe de chimpanzés du parc, que ce soit à Ngogo, Kanyawara ou Kanyanchu.

Les hypothèses

Avant d’en arriver à penser aux pesticides, les chercheurs de l’équipe de Krief ont passé en revue les autres possibilités. Les gorilles d’Afrique sont bien défigurés par le pian, une maladie qui les couvre de plaies et de croûtes, mais rien de tel ici. L’hypothèse de malformations congénitales a retenu l’attention des scientifiques : quelque chose perturberait la grossesse des femelles. L’équipe récolte alors de l’ADN dans les crottes de chimpanzés et place des caméras pour comprendre ce qu’il se passe. Surprise : les babouins présentent le même type de malformations…

Une autre piste a été suggérée : la contamination à l’agent orange, un puissant défoliant utilisé dans les années 1970 pour supprimer les arbres dont les exploitants forestiers ne voulaient pas. Or, il s’agissait de ficus, dont les fruits et l’écorce constituent la base de l’alimentation des chimpanzés. Si cette dioxine n’a pas été identifiée dans les prélèvements, elle n’en reste pas moins très toxique pour l’homme.

Des pesticides à la pelle

Des prélèvements sont effectués sur des tiges de maïs, dans le sol, dans les cultures vivrières, dans la forêt et dans les sédiments des rivières, et le résultat est sans appel : le secteur est saturé en pesticides, chlorpyrifos (insecticide neurotoxique), DDT (anti-moustique très puissant notamment utilisé pour repousser le paludisme), et DDE (dérivé du DDT et tout aussi toxique). Dans les échantillons de maïs, les seuils autorisés sont même dépassés, et les poissons sont contaminés par l’imidaclopride, un autre insecticide.

Sabrina Krief apprend alors des habitants de la région et des cultivateurs qu’ils se fournissent en maïs à la ville de Fort Portal. Le maïs est rouge, une couleur peu naturelle : « il était vendu en sachet avec pour seules indications le nom de l’entreprise, Kenyaseeds, et un code, Hybrid H520. Aucune information sur la nature de l’enrobage et sa toxicité pour les utilisateurs ou l’environnement ! Rien non plus sur le site internet ». Analysés par le laboratoire de Philippe Berny, de VetAgro Sup – campus vétérinaire de Lyon – les échantillons se sont révélés contaminés par l’imidaclopride.

Or, les chimpanzés se régalent de maïs lors de raids nocturnes. Ils privilégient les tiges, où se concentrent les toxines. De plus, le relief montagneux favorise le ruissellement des pesticides jusque dans la forêt.

Comment les pesticides influencent le développement embryonnaire ?

Selon Barbara Demeneix, professeur au MNHN et qui a co-écrit l’article révélateur,  « beaucoup de ces pesticides sont connus comme étant des perturbateurs endocriniens. Ils interfèrent avec les hormones thyroïdiennes, qui sont très importantes pour le développement des embryons, notamment du cerveau, du crâne et de la face. On peut donc supposer que l’exposition aux pesticides pendant la gestation peut provoquer des malformations de la face ». La face des chimpanzés se forme au cours des trois premiers mois de la gestation. Consommer du maïs et des fruits contaminés à cette période engendrerait ces malformations.

Mais la preuve reste à faire, notamment en mesurant l’exposition des femelles gestantes à ces pesticides. Pas facile, car ces animaux ne se laissent pas approcher à moins de 8 mètres. L’astuce de l’équipe de Sandrine Krief ? Courir avec une perche au bout de laquelle est fixé un tube, pour recueillir l’urine des chimpanzés.

Les malformations des chimpanzés : un problème qui en cache un autre

Aidée de son mari Jean-Michel Krief, photographe, Sandrine Krief a monté l’association Projet pour la conservation des grands singes, et milite pour que les sociétés de thé acceptent d’autres modes de culture, plus équitables pour les cultivateurs et moins nocifs pour l’environnement. En collaboration avec le ministère de l’Agriculture, la primatologue travaille donc à une station expérimentale d’agriculture biologique près du parc de Kibale.

Sandrine Krief doit aussi lutter contre le braconnage. Pour les habitants, il est en effet plus facile de poser des pièges que d’aller acheter de la viande à la ville, située à 10 km. Les singes sont aussi victimes des pièges posés pour le petit gibier. Épaulée par son équipe exclusivement composée d’Ougandais, la chercheuse montre donc aux riverains des films choc : « je peux vous assurer que quand on montre un chimpanzé à qui il manque deux pieds et qui se hisse péniblement sur une branche, ou un autre qui porte son pied amputé dans ses bras, la réaction est universelle : les riverains sont aussi touchés que nous ! ».

Pour pousser les habitants proches du parc à le protéger, Sandrine Krief cherche des moyens de leur trouver des avantages, car pour le moment, l’entrée leur est interdite, même pour cueillir les plantes médicinales. Heureusement, plusieurs écoles ont accepté d’offrir des frais de scolarité réduits aux enfants des braconniers…

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