Autrefois, les humains se considéraient comme les seules créatures dotées d’émotions, de moralité et de culture. Mais plus nous étudions le règne animal, plus nous découvrons que ce n’est tout simplement pas vrai. De nombreux scientifiques sont maintenant convaincus que toutes ces caractéristiques, autrefois perçues comme les attributs de l’humanité, sont également présentes chez les animaux. S’ils ont raison, notre espèce n’est pas aussi unique que nous aimons à le penser.
Kanzi a bon goût. Il aime les oranges, les cerises et le raisin. Il montre ce qu’il veut sur un lexigramme, un appareil à écran tactile informatisé sur lequel chaque symbole représente un mot. Kanzi peut utiliser jusqu’à 500 mots et quand on s’adresse à lui, il peut en comprendre quelques milliers. Il aime aussi la guimauve, alors il va gratter une allumette pour allumer un feu, puis en réchauffer sur un bâton.
Kanzi n’est pas un humain, mais un singe. Il fait partie d’une espèce, appelée les bonobos qui, avec les chimpanzés, sont nos plus proches parents vivants. Bien qu’il ne puisse pas parler comme nous, Kanzi renverse nos idées sur nos cousins primates – et par conséquent, nos idées sur nous-mêmes.
Une espèce, par définition, est unique. En ce sens trivial, les humains sont uniques, tout comme les souris domestiques le sont. Mais en soulignant leurs particularités, les humains ont créé, tout au long de l’histoire, une barrière apparemment infranchissable entre eux et d’autres animaux. Ainsi, pour Descartes, c’est par l’âme que l’homme se distingue des bêtes. L’action de l’âme consiste en la pensée, et le langage en est la manifestation.
Charles Darwin a été l’un des premiers à s’opposer à cette idée. Dans La Filiation de l’homme et la sélection liée au sexe (1871), il affirme qu’il n’y a pas de différence fondamentale entre l’homme et les mammifères supérieurs dans leurs facultés mentales et que toutes les différences sont « de degré, non de nature ». Il a ensuite abondamment étudié les similitudes entre les expressions faciales humaines et animales et comparé les réactions des espèces à la chatouille.
Ses pensées ont ensuite été oubliées ou ignorées. Dans les années 1950, les animaux ont été réduits à des machines dotées de simples instincts à la place des émotions. Le comportementaliste B. F. Skinner pensait que tous les animaux se ressemblaient et que les mêmes règles d’apprentissage seraient applicables à tous.
LES CHIMPANZÉS UTILISENT DES OUTILS
À l’époque, on croyait majoritairement qu’ils manquaient d’intelligence et d’émotions. Ce n’est que lorsque la primatologue Jane Goodall a entrepris ses études, sur les chimpanzés sauvages, au début des années 1960 que les rapports homme-animal ont commencé à changer, bien que très lentement. Sa mission était d’examiner les chimpanzés afin de mieux connaître nos ancêtres humains.
Dès le début de son séjour en Afrique, elle a vu des comportements étonnamment ressemblant à ceux des humains. Dans sa première recherche, elle applique aux chimpanzés les pronoms personnels « he » ou « she » traditionnellement réservés aux humains et leur donne les noms, quelque chose d’inimaginable auparavant dans le milieu universitaire.
Elle a également découvert qu’ils mangeaient de la viande : ils ne sont pas végétariens comme on l’avait supposé. Et pour obtenir cette viande, ils utilisaient des outils. Elle a vu des chimpanzés faisant la pêche aux termites avec des brindilles. Cela en soi était une conclusion révolutionnaire, car jusque-là, l’utilisation d’outils avait été considérée comme une capacité purement humaine. Son chef de projet à l’époque, le paléoanthropologue Louis Leakey, a dit : « Maintenant, nous devons redéfinir « l’outil », redéfinir « l’homme », ou accepter les chimpanzés comme les humains. »
A la même époque, Frans de Waal de l’université Emory à Atlanta, États-Unis, avait observé des chimpanzés au zoo d’Arnhem aux Pays-Bas. Il a vu beaucoup de comportements sociaux complexes, et a été frustré par le manque d’études qui les décrivent. « Mes livres de biologie étaient inutiles », avoue-t-il.
Comme Darwin l’avait écrit à ce sujet plus de 100 ans plus tôt, De Waal a également noté qu’en chatouillant un jeune chimpanzé, on déclenchait la même réaction que chez les enfants. Une étude, publiée en mai 2015, a montré depuis que les mêmes muscles étaient impliqués lorsque les chimpanzés et les humains souriaient.
Notre gamme d’expressions faciales peut être unique, mais regardez le visage d’un chimpanzé assez longtemps et vous commencerez à voir une gamme tout aussi complexe. Nous savons aussi qu’ils savent très bien interpréter les expressions faciales de leurs congénères. Les compétences sociales des chimpanzés sont à la base d’un autre phénomène que l’on croyait propre aux humains : la morale qui englobe l’équité, l’altruisme et l’empathie. Pendant des siècles, nos codes moraux ont été essentiels à notre notion d’humanité. Nous avons longtemps cru que c’étaient le raisonnement moral et l’empathie qui nous distinguaient des bêtes.
Nous savons que les enfants ont un fort sentiment d’équité à un âge précoce. Par exemple, ils sont prêts au partage avec des amis, même si cela implique un sacrifice. Ils semblent également être foncièrement altruistes : ils vont aider à ramasser des objets tombés sans qu’on le demande dès l’âge de 14 mois. Mais d’autres animaux ont aussi un sens inné de l’équité.
En 2003, De Waal a publié des recherches sur la façon dont des singes capucins réagissaient à un paiement indu. Lorsque les deux singes accomplissaient la même tâche, les deux étaient heureux d’accepter un concombre comme récompense. Mais lorsque l’un d’eux recevait, de façon arbitraire, un raisin plus savoureux à la place, l’autre n’était pas content et commençait à refuser le concombre.
Les chimpanzés se comportent d’une manière similaire. Mais que se passe-t-il si un chimpanzé contrôle la récompense à la place d’un expérimentateur humain ? Nous savons que, pour la plupart, ils agissent égoïstement quand il s’agit de la nourriture, prêts à la voler ou à la cacher à leurs rivaux.
ILS PARTAGENT LES BANANES COMME LES HOMMES PARTAGENT L’ARGENT
Cependant, une étude de 2013 a constaté qu’ils connaissent aussi la valeur de la coopération et peuvent partager la nourriture. L’étude a révélé qu’ils partageront aussi une récompense à parts égales, tout comme les humains. Dans une expérience, les chimpanzés partagent les bananes de la même manière que les humains partagent l’argent.
Les chimpanzés semblent également être instinctivement serviables. Tout comme les jeunes enfants, ils aident les humains à atteindre des objets hors de portée. Ils aident également les autres, par exemple, en débloquant une porte qui mène à la nourriture pour un compagnon, même à leur propre détriment.
Dans la nature, les chercheurs ont observé les chimpanzés qui aidaient les membres handicapés du groupe, adoptaient des orphelins et aidaient les amis à échapper à des pièges de braconniers. Ce sens de l’altruisme doit être ancré profondément dans le règne animal, parce que les rats sauvent également un ami de la noyade, même au risque de se faire mouiller.
Ces études suggèrent que la coopération est un comportement de survie utile pour de nombreuses espèces. Si les humains, les chimpanzés et les rats coopèrent, l’ancêtre commun à tous les trois a pu le faire aussi. « Les chimpanzés vivent dans un environnement social riche, ils dépendent les uns des autres », affirme Felix Warneken de l’université Harvard aux États-Unis.
La vieille idée que les chimpanzés sont égoïstes et vicieux n’est plus acceptable, affirme De Waal. « Les gens disent que la morale vient de Dieu, de la religion, explique-t-il, mais nous pouvons voir clairement les racines de la moralité chez de nombreuses autres espèces. »
Bien sûr, avec le bon vient le mauvais. Il serait faux de considérer les chimpanzés uniquement en tant que créatures gentilles et serviables. Tout comme les humains, les macaques rhésus ou les dauphins, ils ont leur part d’ombre. Il existe de nombreux cas de combats, d’assassinats et même d’infanticides.
Leur société est basée sur un monde social complexe et hiérarchique où il est important de garder des amis proches. Cela signifie que tout comme les singes rhésus, les chimpanzés peuvent agir en manipulateurs. De Waal les appellent les « machiavéliques », en référence aux techniques de domination décrites par l’historien et philosophe Nicolas Machiavel. Il a vu qu’un chimpanzé mâle dominant, devenu puissant à l’aide de ses amis, devenait jaloux si ses alliés s’associaient à ses rivaux. En réponse, le mâle les écartait.
Ces idées suggèrent que les chimpanzés sont socialement conscients et comprennent le comportement de leurs semblables. Les humains peuvent reconnaître les états mentaux d’autrui, une capacité que les psychologues désignent comme la « théorie de l’esprit ». Nous pouvons comprendre ce que les autres pensent et quelles sont leurs intentions, et en déduire ce qu’une autre personne sait ou ne sait pas.
Les enfants apprennent à le faire à un âge très précoce, et il y a maintenant beaucoup de preuves que les grands singes possèdent ces compétences. Par exemple, un chimpanzé subordonné ne ramassera une savoureuse banane que s’il peut le faire sans être vu par un chimpanzé plus dominant. Le subordonné sait que le chimpanzé dominant la réclamerait.
Les chimpanzés ont également une certaine compréhension de l’esprit humain. Ils peuvent faire la différence entre une personne qui ne veut pas leur donner de la nourriture et une personne incapable de le faire. Les dernières expériences dans ce domaine montrent que, lorsqu’on les prive de nourriture, les chimpanzés vont la récupérer dans une boîte opaque que l’expérimentateur ne peut pas surveiller mais laissent la nourriture intacte dans une boîte transparente. De toute évidence, nous ne sommes pas les seuls à pouvoir représenter d’autres personnes avec leurs objectifs, intentions et perceptions, dit Katja Karg de l’Institut Max Planck pour l’anthropologie évolutionnaire à Leipzig, en Allemagne, qui est l’auteure principale de l’étude.
L’étape suivante consiste à examiner si les orangs-outans ont la même capacité, explique Karg. Nous avons été séparés d’eux, il y a environ 14 millions d’années. S’ils ont les mêmes capacités, cela veut dire que celles-ci sont très anciennes. Connaitre l’état mental de quelqu’un d’autre exige également une prise de conscience de votre propre esprit. Cela suggère que les chimpanzés ont aussi un degré de conscience. Ils ne sont pas les seuls. Jusqu’à présent, la capacité a été trouvée chez de nombreux autres singes, les dauphins, les éléphants d’Asie et la pie européenne.
Les chimpanzés possèdent même une culture. Ils ne composent pas de symphonies, mais la culture peut être définie comme la transmission des connaissances et des habitudes d’une génération à l’autre.
LES CHIMPANZÉS PEUVENT MÊME CUIRE LES ALIMENTS
Même si vous ne verrez pas un chimpanzé cuisiner un repas gastronomique pour ses meilleurs amis, De Waal fait valoir que les chimpanzés dépendent totalement de l’apprentissage culturel et social. Il existe maintenant des preuves abondantes pour cela. Les communautés de chimpanzés sauvages ont développé une utilisation diversifiée des outils et des comportements de séduction et du toilettage qu’ils transmettent à leur progéniture.
Dans le laboratoire, les chimpanzés se conforment à l’usage, en utilisant les outils de la même manière que les autres. Cette conformité est « une caractéristique de la culture humaine », selon les chercheurs. Les chimpanzés étaient conformes aux normes sociales de leur groupe, même si une autre technique aurait pu être tout aussi utile.
Plus récemment, il est apparu que les chimpanzés pouvaient apprendre à cuire les aliments. Une étude a constaté qu’ils aimaient l’alcool fermenté de sève de palmier et en buvaient assez pour montrer des signes d’ivresse. Tout à coup, l’idée d’un repas gastronomique ne semble plus si loin.
La morale, la conscience et la culture ont autrefois été considérées comme uniquement humaines, mais les chimpanzés les possèdent aussi. Alors qu’est-ce qu’il reste ? Le langage, bien sûr. Nous pouvons écrire des livres entiers sur le sujet, les chimpanzés ne le font pas. Nous ne pouvons pas leur demander comment ils vont et attendre une réponse verbale. Néanmoins, il est clair qu’ils ont un système complexe de communication.
Les chimpanzés manquent de structures vocales pour produire les sons que nous faisons. Mais le langage est plus expressif que des mots : les gestes et les expressions faciales jouent également un rôle important. Lorsque vous prenez cela en compte, les chimpanzés s’en sortent plutôt bien en matière de langage. Certes, Kanzi le bonobo, avec ses compétences linguistiques, est un cas extrême et il a été formé par les humains. Mais il y a beaucoup d’autres exemples.
NOUS AVONS ÉTÉ LENTS À COMPRENDRE QUE DE NOMBREUSES ESPÈCES ONT UN LANGAGE COMPLEXE
Des études ont identifié, chez les chimpanzés, 66 gestes distincts qui tous communiquaient des informations significatives. Certaines variations culturelles ont même été découvertes lorsqu’un groupe de chimpanzés néerlandais a été rapatrié dans un zoo écossais. Il est clair que les chimpanzés, comme beaucoup d’autres espèces, ont des moyens complexes de communiquer les uns avec les autres. Simplement, nous avons été lents à comprendre ce qu’ils disent.
Plus nous cherchons des similitudes entre les humains et les animaux, plus nous en trouvons. « Pour les biologistes, nous sommes une espèce parmi tant d’autres », soutient De Waal. Le chercheur montre comment les chimpanzés s’embrassent après un combat, pour se réconcilier, tout comme les humains.
Il ne fait aucun doute que les capacités humaines sont plus développées que celles des chimpanzés, en particulier en ce qui concerne la langue parlée. Mais ces différences ne sont pas flagrantes et absolues, c’est plutôt une question de degré – et elles deviennent plus subtiles, au fur et à mesure des études. De ce point de vue, les humains ne sont pas plus uniques que tout autre animal. Pour en savoir plus, découvrez 5 faits intrigants qui prouvent que les chiens sont bien plus intelligents que ce que vous pensez.