L’industrie des comics a subi de nombreux rebondissements : guerres, censures, crises économiques et sociales ont fait de son histoire un récit fantastique à découvrir. Parmi les éléments les plus importants de la construction des grandes maisons d’édition, on trouve David Wigransky, l’adolescent qui a pris la défense des comics alors considérés comme un outil de corruption des jeunes lecteurs. Le DGS revient sur cet homme sans qui, aujourd’hui, les comics tels que nous les connaissons auraient certainement disparu.
Qui n’a jamais éprouvé de plaisir en ouvrant les pages d’un nouveau comic book ou en regardant son adaptation cinématographique ? Si, aujourd’hui, leur lecture est accessible à tous, il est bon de se rappeler que ce ne fut pas toujours le cas. Il fut un temps où les éditions des plus grands super-héros étaient arrachées des mains des enfants et brûlées sur la place publique. La raison ? On considérait qu’elles avaient une mauvaise influence sur les jeunes lecteurs et elles étaient vues par les adultes comme un outil de corruption de la jeunesse, l’éloignant de la bonne morale. Au milieu des années 50, le psychiatre Fredric Wertham publie un livre qui fera plonger les maisons d’édition au plus bas : « Seduction of the Innocent ».
Cet Allemand installé aux États-Unis en 1922, à l’âge de 27 ans, deviendra dès 1932 l’un des psychiatres à la carrière la plus prolifique de New York : quelques années seulement après avoir obtenu la nationalité américaine, il se voit confier plusieurs hôpitaux de la Grande Pomme. C’est à partir de 1948, à la suite de nombreuses études sur le comportement et le développement des enfants, qu’il s’attaque ouvertement aux comic books.
À LA SUITE DE NOMBREUSES ÉTUDES SUR LE COMPORTEMENT ET LE DÉVELOPPEMENT DES ENFANTS, IL S’ATTAQUE OUVERTEMENT AUX COMIC BOOKS
Débutant par la publication d’articles dont « The Comics… Very Funny » (Les comics… vraiment drôles) dans des journaux spécialisés, il alerte les parents sur les influences néfastes des lectures sur la jeunesse. Entouré de plusieurs experts, son travail prend de plus en plus de poids auprès des médias et sa carrière prolifique lui offre une certaine légitimité pour s’adresser à la population.
POUR WERTHAM, PROPOSER CE TYPE D’HISTOIRES À UN JEUNE PUBLIC EST UNE HORREUR
C’est en 1954 qu’il assène le coup de grâce à l’industrie du comic book avec « Seduction of the Innocent », un livre dans lequel il pointe du doigt les scènes de sexe, de violence et le vocabulaire ordurier que l’on trouve dans les publications ciblant les jeunes lecteurs. Pour Wertham, proposer des histoires de super-héros, de mafia, de crimes et d’affaires policières à des jeunes cerveaux est une horreur qui doit être abolie car elle pousse les lecteurs à agir comme les personnages.
Pour appuyer ses propos, il va jusqu’à comparer les récits imagés des bandes dessinées avec différents crimes réalisés par des amateurs de comics. Pour lui, « Hitler était un débutant au regard de l’industrie des comics ». Vous vous en doutez, il faudra peu de temps avant que les ventes de son livre explosent, faisant de sa publication un best-seller. Les parents, inquiets, éloignent leurs enfants des comic books et l’industrie qui reposait en grande partie sur ce jeune public commence à vaciller.
Au même moment, une commission d’enquête du gouvernement s’inquiète de la délinquance juvénile et Fredric Wertham, devenu un psychiatre star, est appelé à témoigner. Face à lui, l’éditeur William Gaines, de EC Comics (publiant des récits à l’intention des adultes), fait une erreur magistrale : quand on lui soumet la première de couverture de l’une de ses propres publications représentant la tête d’une femme décapitée, l’homme la qualifie alors de « bon goût pour une publication d’horreur ». Il n’en faudra pas plus pour les médias et les parents qui ne retiennent que le début de sa déclaration : une guerre est alors lancée contre les comics.
Pour faire face, les éditeurs se regroupent et créent la Comics Code Authority, une commission de censure supposée montrer la bonne volonté des éditeurs à suivre le mouvement de protection des enfants. En réalité, cette idée se retournera contre eux, la CCA imposant des règles strictes et usant de la censure sans aucune gêne, supprimant la liberté d’expression et de création des auteurs et illustrateurs. Les scènes violentes, sexuelles ou vulgaires furent supprimées et avec elles, la contestation de l’ordre établi. Les comics qui, jusque-là, permettaient de questionner les lecteurs sur leur situation et la société disparaissent.
Face à une telle catastrophe économique et créative, les maisons d’édition doivent trouver un justicier capable des les défendre, indépendant de la CCA, de l’industrie du comics et de ses opposants. Cette personne, parmi d’autres, ce sera David Wigransky, un adolescent de 14 ans. En écrivant une lettre questionnant les récentes altérations de l’industrie, Wigransky ne pensait certainement pas que sa réflexion trouverait un tel écho dans les médias.
Publiée dans le Saturday Review of Literature (le même journal qui avait donné quelques mois plus tôt une tribune à Fredric Wertham), sa lettre nommée « Cain before Comics » (Cain avant les comics) développait l’idée que la violence présente dans la société l’était depuis bien avant la création du premier comic book et que le fait que des meurtriers aient pris le temps de lire ces publications ne constituait pas une preuve suffisante pour accabler l’industrie entière.
Sans jamais attaquer directement le psychiatre ou sa publication, le jeune Wigransky réussit un tour de passe extraordinaire : défendre l’industrie sans jamais passer à l’attaque et si Wertham fit le choix d’ignorer la publication, ce ne fut pas le cas de tout le monde. Peu de temps après, l’éditeur d’une maison d’édition nommée Atlas Comics insère dans sa publication quelques extraits de la lettre de Wigransky, sans jamais citer le jeune garçon.
Derrière cet édito, on retrouve un certain Stan Lee et c’est accompagné de ses illustrateurs qu’il remercie le jeune homme. Wigransky reçoit quelques planches originales dédicacées et créées par les plus grands illustrateurs et scénaristes : Alfred Andriola, Joe Simon ou encore Jack Kirby. L’image ci-dessus est tirée de l’édition Headline #25 de juillet 1947 et représente l’une des histoires de crime les plus violentes créées par Simon, alors critiqué par le public, et dédicacée au jeune garçon en soutien.
DAVID WIGRANSKY A PROUVÉ AUX GRANDS NOMS DE L’INDUSTRIE QU’IL EXISTAIT UN PUBLIC POUR LEUR TRAVAIL ET UN AVENIR À L’ART
Longtemps encore les comics furent considérés comme des outils de perversion et si Wigransky ne changea pas l’histoire du comics, il participa grandement à montrer la réflexion des lecteurs et leur capacité à faire la part des choses. En prenant, seul, la parole pour s’opposer aux dires de Wertham, il participa à la reconquête des comics par leurs créateurs. Prouvant aux grands noms de l’industrie actuelle qu’il existait un public pour leur travail et un avenir à leur art.