Littérature et jeu vidéo sont liés. En effet, la littérature essaye sans cesse de jouer avec la narration non linéaire et multidimensionnelle ; la série « Un livre dont vous êtes le héros » en est le parfait exemple. De même, les jeux vidéo d’aventure à base de texte font partie des débuts du jeu vidéo, quand ces derniers étaient limités par l’aspect technique ; il s’agit de lire une histoire sur ordinateur et de choisir l’action à effectuer pour progresser. Aujourd’hui encore, beaucoup de jeux vidéo s’inspirent de la littérature : Castelvania s’inspire de Dracula, Devil May Cry de La Divine Comédie, les jeux vidéo The Witcher sont une adaptation et la suite d’une série de livres du même nom… L’œuvre de Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles (1865) et De l’autre côté du miroir (1871), n’y fait pas exception.
L’œuvre de Lewis Caroll relate l’histoire d’une petite fille de sept ans nommée Alice qui, en passant par le trou d’un terrier à lapin, se retrouve dans un monde peuplé d’animaux parlants et d’êtres étranges, comme le Chapelier, le Bombyx ou la Reine Rouge. Elle évolue dans cet univers qui semble n’obéir à aucune règle logique, où règnent jeux de mots et changements de taille. Elle retourne plus tard dans ce monde en passant à travers un miroir. Les romans sont illustrés par L. Carroll lui-même pour la version manuscrite, puis par l’illustrateur John Tenniel. Ils ont inspiré les surréalistes, mais surtout les auteurs de fantasy : on peut par exemple citer la trilogie Les Guerres du miroir de Frank Beddor, où la princesse Alyss trouve refuge dans notre monde après la mort de ses parents. Une fois adolescente, elle retourne au Pays des merveilles pour reprendre le trône à sa méchante tante Redd. L’œuvre de L. Carroll a été adaptée de nombreuses fois à la télévision et au cinéma, avec Alice in Wonderland en 1903 par Edwin S. Porter, puis en 1933 par Norman Z. McLeod. En 1951, Walt Disney s’empare de l’histoire pour l’adapter en dessin animé, mais les critiques lui reprochent son manque de folie et sa niaiserie, bien que le chat du Cheshire soit une vraie réussite. Tim Burton réalise la suite de l’histoire d’Alice en 2010, mais là encore le film est assez sage dans l’ensemble. Enfin, l’œuvre de L. Carroll connait du succès dans le monde du jeu vidéo, avec American McGee’s Alice en 2000, où la jeune Alice Liddell se retrouve en hôpital psychiatrique après le traumatisme dû à la mort de ses parents et de sa sœur Lizzie dans l’incendie de leur maison. Pour faire face à sa culpabilité, elle doit affronter ses démons dans sa psyché, qui prend la forme du Pays imaginaire. En effet, L. Carroll est ici un ami de la famille qui racontait des histoires du Pays des merveilles à Alice lorsqu’elle était toute petite ; elle s’est donc approprié ces histoires qui sont devenues partie intégrante de son imaginaire. American McGee’s Alice a connu une suite, Alice : Retour au pays de la folie, dont nous allons parler ici.
Alice, Retour au pays de la folie (Alice : Madness Returns) est un jeu vidéo solo à la troisième personne d’action/plates-formes sorti en 2011 sur PC, PlayStation 3 et Xbox 360. Il a été développé par le studio Spicy Horse, situé à Shanghai, sous la direction du créateur de jeux vidéo American McGee. Electronic Arts en est le producteur. Après être sortie de l’hôpital psychiatrique, Alice suit désormais un traitement dans la maison pour orphelins du docteur Bumby, spécialiste de l’oubli par l’hypnose. Elle est cependant vite rattrapée par ses hallucinations et se rend compte qu’un train infernal est en train de détruire et de corrompre le Pays des merveilles. Elle entreprend de le sauver car, ce faisant, c’est elle-même qu’elle sauve. Pour cela, il lui faut faire face à ses souvenirs, qui sont la clé de tout ceci.
La création d’un univers commun à travers le transmedia storytelling
L’œuvre de L. Carroll a connu de nombreuses adaptations et dérivés, et est désormais présente sur presque tous les médias. Cela a abouti à la création d’un univers bien particulier, dans un processus que l’on nomme le transmedia storytelling. Henry Jenkins, le principal théoricien du transmedia storytelling, explique dans son article « The Aesthetics of Transmedia » que « pour beaucoup d’entre nous, une simple adaptation peut être ‘transmedia’, mais ce n’est pas du transmedia storytelling parce que c’est seulement la re-présentation d’une histoire existante, et non l’expansion et la densification d’un monde frictionnel ». Ainsi, il y a une différence entre simplement reprendre une histoire en changeant de média, et le véritable transmedia storytelling. Quel est-il alors ? Marie-Laure Ryan explique qu’il s’agit d’ajouter de nouvelles informations, à travers de nouvelles histoires ou des documents, à un univers connu ou familier du public, et ce, en répartissant ces informations sur différents médias. Ainsi, il n’est possible d’avoir une vision complète de l’univers qu’en vivant différentes expériences narratives sur des médias variés.
Il existe bien un univers « Alice », dont l’œuvre de Lewis Carroll est le noyau autour duquel gravitent tous les autres. Ainsi, pour citer une des extensions du roman, le film de Tim Burton Alice au pays des merveilles, sorti en 2010, est en réalité un sequel puisqu’il se déroule douze ans après l’histoire relatée dans le roman de L. Carroll. Si son titre le rattache directement au livre, il s’agit de la suite des aventures d’Alice, et donc d’une extension. La jeune fille a en effet la surprise de retourner au Pays des merveilles, qu’elle croyait n’être qu’un rêve issu de son imagination d’enfant. Elle revoit tous ses amis avec des yeux d’adultes, et a du mal à se reconnecter avec son âme enfance. Elle est amenée à faire face à la tyrannie de la Reine Rouge, et finit par triompher. Grâce à ce parcours initiatique, elle se reconnecte avec la curiosité et l’intrépidité de l’enfance, ce qui lui permet d’acquérir son indépendance dans le monde réel, en refusant un mariage arrangé et en se lançant dans le monde des affaires, chose impensable pour une femme à cette époque. De même, Alice : Retour au pays de la folie fait bien partie de cet univers transmédiatique. Dans l’artbook du jeu, A. McGee écrit qu’il n’a pas créé sa vision d’Alice mais une extension de l’univers, “une vision qui semblait être une extension naturelle d’un monde et de personnages dans les livres de Carroll”. Il s’agit en l’occurrence de l’histoire d’une Alice Liddell fictive, à qui L. Carroll, un ami de la famille Liddell, racontait des histoires et pour qui il inventa le Pays des merveilles. Le jeu relate donc l’histoire fictive de la jeune fille qui inspira l’auteur du livre Alice au pays des merveilles. Le livre de L. Carroll et le jeu d’American McGee appartiennent à un univers commun.
Le joueur, un lecteur créateur de sens
On conçoit aisément que le joueur soit impliqué dans le jeu vidéo, mais moins que le lecteur intervienne dans la création d’un livre. Or, le lecteur donne du sens à l’œuvre. Selon R. Barthes dans La Mort de l’auteur, paru en 1967, c’est le lecteur, en lisant le texte, qui lui donne un sens. Le texte n’existe pas parce qu’il est écrit, mais parce qu’il est lu. Il constate alors que l’auteur n’est pas le seul garant de son œuvre puisque celle-ci, une fois publiée, est libre et autonome. Chaque lecteur se fait sa propre interprétation et adapte l’œuvre pour lui-même. La mort de l’auteur doit se payer de la naissance du lecteur, car c’est lui qui fait l’œuvre. Cela est la même chose dans le domaine du jeu vidéo, puisque le lecteur et le joueur d’un produit multimédia interactif doivent tous deux parcourir le texte/le jeu pour en produire le sens. Cette idée est partagée par Martin Ringot : « Tout texte (dirait-on) ‘purement’ littéraire ne peut rester qu’à un état incomplet s’il n’est pas parcouru, compris, interprété, par un lecteur. Ainsi, chaque œuvre, vidéoludique ou littéraire, est à considérer comme interactive. » Le jeu vidéo est une œuvre comme les autres, et doit être parcouru pour exister pleinement. Cette perspective entraine un brouillage formel entre la littérature et le jeu vidéo.
En effet, la littérature est normalement limitée à son aspect scriptural alors que le jeu vidéo se regarde. Cependant, le jeu vidéo produit un discours de différentes manières. Comme l’explique Martin Ringot, « le jeu vidéo est […] un objet qui contient dans son code toutes les interactions qui peuvent avoir lieu. Ce code n’est composé que de texte, bien qu’informatique. » Le jeu est donc une œuvre de lecture informatique, que le joueur doit lire pour créer le sens. Cela est visible de façon plus flagrante au sein même du jeu vidéo, car lorsque le joueur joue, il trouve parfois des documents qui doivent être lus. Ainsi, dans Alice : Retour au pays de la folie, la collecte de bouteilles au fil des niveaux permet au joueur de débloquer dans le menu les notes de l’héroïne concernant des personnages et les ennemis, ou encore le rapport du médecin qui la traitait à l’asile.
Au final, le jeu vidéo est une sorte de livre puisqu’il contient de l’écriture. Mais écriture ne veut pas dire littérature.
Le jeu vidéo, entre narration et simulation
La nature du jeu vidéo est paradoxale puisqu’il emprunte à la fois au jeu et au récit, c’est-à-dire qu’il tend à la fois vers la narration et la simulation. La narration est ce qui est constitué, ordonné par son auteur, dont le lecteur découvre les étapes progressivement et qui lui préexiste ; la simulation désigne quant à elle l’activité du joueur qui réalise progressivement la fiction. Le jeu vidéo fait donc appel à une forme de narration ludique, interactive. La simulation et la narration sont imbriquées, puisque la succession d’évènements, et donc la narration, se produit par la réaction d’un système aux actions du joueur. Il y a interaction entre les composants d’un système qui ont une nature narrative. Les actions du joueur sont possibles grâce au gameplay, qui permet à l’utilisateur de s’approprier l’œuvre tout en s’amusant. Par exemple, dans Alice : Retour au pays de la folie, le joueur peut modifier l’environnement pour se créer un chemin et ainsi avancer. Pour cela, il active des cibles à distance avec son moulin à poivre, une sorte de sulfateuse. De même, il est possible de se dégager un chemin en détruisant certaines parois avec le bâton-cheval ou au canon-théière. Ainsi, les actions du joueur, réalisées grâce au gameplay, permettent de faire avancer le personnage, et par conséquent l’histoire.
En effet, Alice : Retour au pays de la folie est un jeu d’action/plates-formes, c’est-à-dire que le joueur suit une progression linéaire en alternant combats et sauts au-dessus de plateformes et du vide. En avançant, il progresse dans le niveau, le level, et dans l’histoire. Pour découvrir la trame narrative, le joueur doit résoudre des énigmes, ce qui lui permet de débloquer le chemin et d’accéder à de nouveaux espaces, et donc de produire les évènements de l’histoire. Dans Alice : Retour au pays de la folie, les différentes zones du jeu sont appelées des domaines, eux-mêmes divisés en plusieurs petites zones. Par exemple, dans notre jeu, il existe cinq domaines : le Domaine du Chapelier, les Illusions aqueuses, le Bocage oriental, les Terres de la Reine et la Maison des poupées. Le domaine « Illusions aqueuses » est un niveau sur le thème marin : il débute sur une banquise, puis apparait une phase de transition sous forme de shooter qui nous amène dans la mer, où l’on visite successivement une ville sous-marine, un théâtre, une zone à l’eau sale remplie d’algues et de bouteilles, avant de revenir dans une ville en plein massacre. La progression d’Alice dans l’espace lui permet d’avancer dans l’espace, d’autant plus que les environnements eux-mêmes ont quelque chose à dire. Concevoir un level a donc pour but de susciter une expérience narrative.
En effet, l’environnement dans lequel évolue le joueur raconte une histoire. Ainsi, lorsque Alice atterrit dans la première zone du premier domaine, intitulée « La Vallée des larmes », elle se trouve dans le lieu des merveilles et de l’enfance. L’environnement est constitué de dominos, de billes, de papillons, d’escargots, de toboggans, de dés, toutes ces choses liées à des souvenirs positifs de l’enfance. En collectant des « souvenirs », des objets optionnels à collecter qui déclenchent une conversation entendue dans sa jeunesse, l’environnement acquiert une autre signification et permet au joueur de comprendre comment Alice a façonné cet environnement mental. Alice se souvient donc dans « La Vallée des larmes » que sa sœur Lizzie lui avait dit : « Je ne me suis jamais autant amusée qu’au toboggan à Hyde Park. Papa te montrera, Alice. » Très vite, le joueur se retrouve à dévaler un immense toboggan, qu’Alice imagine être celui de Hyde Park.
Cependant, l’univers enfantin et enchanteur d’Alice est vite rattrapé par la noirceur et la corruption que le train infernal répand dans son esprit. L’eau se teinte de sang, le ciel bleu s’obscurcit, le sol s’effondre et la végétation part en cendres. L’environnement du Pays des merveilles traduit les changements qui s’effectuent dans le mental d’Alice. C’est pourquoi le game designer, c’est-à-dire la personne chargée de créer les niveaux et environnements du jeu, est perçu comme un architecte de la narration.
La correspondance du schéma narratif entre les deux médias
Si la narration semble différente dans un roman et un jeu vidéo, il y a cependant une certaine correspondance. Pour résumer, dans la majorité des jeux de plates-formes ou d’aventure, il s’agit d’aller d’un point A vers un point B en passant une série d’épreuves : ennemis à abattre, gardes à contourner, déchiffrage d’une combinaison, décryptage d’un message, découverte d’une cachette… Ainsi, dans Alice : Retour au pays de la folie, le personnage d’Alice doit progresser tantôt en affrontant des cohortes de ruines, les ennemis symbolisant la corruption qui s’infiltre dans son esprit, tantôt en résolvant des énigmes pour faire apparaitre le chemin : abaisser le bon levier, résoudre un puzzle, faire un contrepoids avec sa bombe-lapin… Le schéma ne diffère pas de celui d’un roman d’aventure. Le schéma narratif pour la résolution d’une quête est le suivant :
- Le contrat : il est passé entre deux actants et fixe la teneur de la quête ; si l’un des actants effectue telle action pour le second actant, ce dernier lui donnera telle chose ;
- L’acquisition de la compétence : cela permet au héros de devenir capable de réaliser la quête ;
- La sanction : il s’agit du moment où les actants effectuent l’échange des tenants promis par le contrat. La sanction peut être positive ou négative, selon que le contrat a été ou non honoré.
Ce schéma est bel et bien présent dans Alice : Retour au pays de la folie. Pour ne citer qu’un exemple, lorsque Alice rencontre la Comtesse, elle passe un contrat avec cette dernière. Si elle assaisonne un groin de porc, la Comtesse lui ouvrira la porte. Alice acquiert donc un moulin à poivre, qui lui permet d’affronter des ennemis à distance et de viser des cibles. Après avoir battu des ennemis et assaisonné le groin de porc, elle retourne voir la Comtesse. Le contrat étant honoré, la porte lui est ouverte, et elle peut alors continuer son chemin.
De même, les personnages tiennent un rôle similaire dans la résolution d’une quête, que ce soit dans un livre ou un jeu vidéo. Ainsi, il y a :
- Le sujet, c’est-à-dire le héros, l’actant de la quête. Il s’agit ici d’Alice ;
- L’anti-sujet, dont la quête s’oppose à celle du sujet. Il s’agit de l’antagoniste principal, du « boss final ». Il s’agit dans ce jeu du docteur Bumby, le docteur qui hypnotise ses jeunes patients pour pouvoir les vendre comme esclaves sexuels, et de son alter ego du Pays des merveilles, le Marionnettiste ;
- L’adjuvant, c’est-à-dire celui qui aide le sujet, en lui donnant une compétence ou confiance en lui par exemple. Nous pouvons citer la Comtesse ou le Chapelier par exemple ;
- L’opposant, qui fait partie des adjuvants de l’anti-héros et qui ralentit l’ascension du héros. Ce sont les divers ennemis qu’Alice est amenée à affronter, les ruines, qui symbolisent la corruption que le docteur Bumby a implantée dans son esprit ;
- Le destinateur, qui propose le contrat initial au héros et préside la phase de sanction. Il s’agit du chat du Cheshire, qui délivre des remarques ou des conseils à Alice et la suit tout au long de son aventure.
Ainsi, comme nous venons de le démontrer, le schéma narratif et le modèle actantiel conçu pour l’étude des récits linéaires ont des correspondances dans l’univers des jeux vidéo.
L’imbrication du texte et de l’image
Le jeu vidéo fait à la fois appel au visuel et au texte pour offrir une expérience immersive au joueur. Or, le texte et l’image étaient déjà imbriqués dans les romans de L. Carroll. En effet, il y a des illustrations dans Alice au pays des merveilles et De l’autre côté du miroir. Le personnage d’Alice se demande d’ailleurs dès le début de l’histoire « A quoi peut bien servir un livre qui n’a pas d’images ? ». La dimension visuelle est très importante et les dessins font partie intégrante de l’œuvre, L. Carroll y attachait une très grande importance. La littérature et la dimension visuelle de l’art forment ici un tout.
Cette dimension graphique est conservée dans le jeu vidéo. Outre le fait que le jeu vidéo en lui-même repose sur un aspect visuel, les cinématiques principales sont réalisées en illustrations ayant un style victorien, qui peut renvoyer aux illustrations de l’œuvre originale.
Les concepteurs d’Alice : Retour au pays de la folie partagent la vision de L. Carroll et déclarent dans l’artbook du jeu : « L’écriture et l’art ont travaillé main dans la main pour former un concept plus complet du monde. » C’est pourquoi ils ont étudié avec application les illustrations de L. Carroll. Ils ont ensuite réalisé à leur tour des illustrations, des dessins qui leur ont inspiré l’histoire, le gameplay et le monde d’Alice. Parfois, des dessins et des idées ont été abandonnés car ils posaient de trop grands problèmes techniques. Ces illustrations, appelées concept art, sont ensuite transformées en modèles 3D, plus proches de ce que nous pouvons apercevoir dans le jeu.
Les concepteurs du jeu se sont beaucoup inspirés du surréalisme et de l’esthétique gothique victorienne. D’autres artistes ont également orienté leur travail. Ainsi, pour la création des Terres de la Reine, l’équipe s’est inspirée du travail de Beksinski, un peintre polonais qui mélange architecture et matière organique, afin de façonner un château en ruine qui soit une extension même de la Reine Rouge, cette dernière ayant ses tentacules dans tous les recoins. Le passage dans l’asile fait référence à la photographie de Gottfried Helnwein, avec des plans serrés sur des visages blafards. Enfin, le Domaine des poupées renvoie au travail de Mark Ryden, avec ses enfants aux grands yeux mystérieux et tristes.
Une inquiétante étrangeté qui prend une tout autre dimension : le travail d’interprétation
La dimension inquiétante du jeu était déjà présente dans les romans de L. Carroll, notamment avec la perte de repères, l’absence totale de règles et de logique, la présence de personnages peu sympathiques envers l’héroïne, la distorsion du corps et la peur de perdre son identité dans le Pays des merveilles, de devenir quelqu’un d’autre. Beaucoup d’analyses et de lectures critiques ont d’ailleurs remarqué l’aspect inquiétant dans l’œuvre de Carroll et les nombreuses allusions à la sexualité. La menace contrôlée du livre original est devenue plus forte, plus sombre, et a donc nécessité de faire grandir Alice. Alice : Retour au pays de la folie met en scène une Alice tout juste adulte, et est d’ailleurs interdit aux moins de dix-huit ans. Par conséquent, le jeu vise un public spécifique : le conte pour enfant n’est plus pour les enfants.
Cela est dû à un travail d’interprétation, puisque les créateurs du jeu ont choisi de faire ressortir des éléments du texte en particulier. Ainsi, certains éléments qui avaient une place assez anecdotique dans le livre de L. Carroll se retrouvent sur le devant de la scène. Par exemple, dans Alice au pays des merveilles, Bonnet Blanc et Blanc Bonnet racontent à Alice un poème intitulé Le Morse et le Charpentier. Ces derniers ont donc une place anecdotique. En revanche, dans le jeu, un niveau entier leur est dédié et Alice rencontre réellement les personnages. L’héroïne arrive dans une ville sous-marine où le Charpentier prépare une pièce de théâtre. Après l’avoir aidé à préparer sa pièce, elle se rend compte que celle-ci n’est qu’un moyen d’attirer le public qui se fait alors dévorer par le morse, de même que les danseuses huitres. La ville est entièrement massacrée. Cela permet d’aborder le thème du divertissement de masse qui lobotomise le public et lui ôte tout pouvoir de réflexion grâce à l’attrait du sensationnalisme, ainsi que le sort des prostituées, livrées en pâture par leur proxénète à l’avidité des clients.
De même, Alice : Retour au pays de la folie met en avant la question de la perte d’identité et du dédoublement. Ces thèmes apparaissent déjà dans le roman :
« Qui es-tu ?
– Je… Je… ne sais pas très bien, madame, du moins pour l’instant… Je sais qui j’étais quand je me suis levée ce matin, mais je crois qu’on a dû me changer plusieurs fois depuis ce moment-là. »
Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles, Editions Folio classique, Paris, 1865, p. 84.
Cet aspect a été repris et exacerbé dans le jeu, en mettant en scène la dualité d’Alice. En effet, la Alice du Londres réel et la Alice du Pays de merveilles ont des caractères bien distincts. La première est décrite dans l’artbook du jeu vidéo comme fragile, luttant pour se maintenir dans la réalité et contre la dureté de la vie dans une ville vicieuse et corrompue. Quant à la seconde, elle est décrite comme une combattante à la fois magnifique et dérangée, découvrant son propre esprit et capable d’affronter tous les dangers. Le jeu se clôt sur la fusion des deux facettes d’Alice lorsque, face au docteur Bumby dans le monde réel, elle revêt symboliquement son apparence du Pays des merveilles afin de se venger. Le monde des merveilles et Londres fusionnent alors : Alice est pour l’instant en paix, dans un fragile équilibre.
Ainsi, Alice : Retour au pays de la folie trouve bien sa source dans l’œuvre de L. Carroll et n’invente rien. L’inquiétante étrangeté est bien présente dans l’œuvre originale, le jeu lui donne simplement une autre dimension grâce à un travail d’interprétation. La littérature est bel et bien présente et ne fait qu’acquérir une autre dimension dans ce jeu vidéo.
Allez-vous vous laisser tenter par cette expérience narrative ?