Steve Brown travaillait à la librairie Olsson de Washington, D.C. au printemps 1985, lorsqu’il reçut un appel pour le moins étrange. Lorsqu’il décrocha, la voix à l’autre bout du fil lui demanda : « Steve Brown ? Stephen King à l’appareil. Nous savons tous les deux que je suis l’écrivain qui se cache derrière Bachman. J’aimerais que nous en discutions. »

L’HOMME AUX DEUX VISAGES

Stephen King faisait référence à Richard Bachman, le pseudonyme qu’il avait adopté huit ans plus tôt et utilisé dans quatre de ses ouvrages (Rage, Marche ou crève, Chantier et Running Man). Les romans en question étaient sortis dans une relative indifférence, et rares étaient ceux qui soupçonnaient l’un des auteurs les plus célèbres et prolifiques du XXe siècle d’en être l’auteur. De son côté, la New American Library (NAL), l’éditeur de Bachman, niait catégoriquement que leur auteur soit fictif.

Mais Brown, libraire et éditeur de fanzines, avait lu assez de romans de King pour reconnaître que La Peau sur les os, dernier livre en date de Bachman, était indubitablement une œuvre de King. Après une enquête minutieuse, Brown écrivait une lettre à l’agent de King pour lui faire part de sa découverte et lui demander ce qu’il comptait faire. Cette révélation marquait le début de la fin pour Bachman, qui périrait bientôt, emporté par ce que King appelait le « cancer du pseudonyme ».

Stephen King
Les couvertures originales des trois premières œuvres de Richard Bachman avec de gauche à droite : Rage (1977), Marche ou crève (1979) et Chantier (1981)

STEPHEN KING DEVIENT UN VÉRITABLE PHÉNOMÈNE CULTUREL DÈS 1977

En 1977, King avait troqué son costume de professeur d’anglais sans le sou pour celui, bien plus enviable, de véritable phénomène culturel. Ses trois premiers livres – Carrie, Salem et Shining – avaient connu un incroyable succès commercial et critique, Le Fléau était presque terminé, et les droits pour l’adaptation cinématographique de Carrie lui procuraient des revenus conséquents.

Le principal problème de King, si tant est que l’on puisse véritablement parler de problème, était qu’il possédait une cadence d’écriture proprement infernale. Ses romans étaient de plus en plus volumineux – la première édition du Fléau comportait 752 pages contre 1 152 pour le manuscrit original – et l’auteur ambitionnait de publier plus d’un livre par an, soit plus que les standards de l’industrie littéraire de l’époque ne le voulaient. Ses rédacteurs en chef refusèrent fermement d’accéder à sa demande, arguant que plusieurs sorties annuelles finiraient par nuire à son image et cannibaliseraient ses ventes.

Stephen King
Écrivain extrêmement prolifique, King a publié plus de 100 romans et recueils de nouvelles depuis le début de sa carrière littéraire en 1971 © Pinguino Kolb/Wikimedia Commons

Lassé par ces refus successifs, King décidait de soumettre l’un de ses manuscrits à la New American Library, son éditeur de livres de poche, à condition qu’il soit publié sous un pseudonyme. Elaine Koster, la rédactrice en chef de la NAL, acceptait le marché et promettait à King de conserver sa véritable identité aussi secrète que possible : le PDG de la NAL et la quasi-totalité des employés ignoraient qui était réellement cet auteur fraichement signé par la maison d’édition.

Deux raisons majeures avaient poussé King à utiliser un nom de plume : pouvoir publier davantage, et savoir si ses œuvres rencontreraient du succès en dehors de l’incroyable notoriété que leur auteur avait acquise au fil des années. Getting It On, un roman haletant sur un élève prenant sa classe en otage, recevrait peu de publicité et serait essentiellement laissé à son propre sort dans l’océan des sorties littéraires. Comme King l’expliquait au Washington Post en 1985 : « Je voulais qu’il soit diffusé et qu’il trouve son public ou disparaisse discrètement. »

Au départ, King pensait utiliser le pseudonyme de Guy Pillsbury, Pillsbury étant le patronyme de son grand-père maternel, mais lorsque Getting It On commença à circuler dans les bureaux de la NAL, certaines personnes prirent conscience du lien avec King. L’écrivain décidait alors de retravailler le manuscrit et le rebaptisait Rage.

L’AUTEUR PENSAIT AU DÉPART UTILISER LE PSEUDONYME DE GUY PILLSBURY

Quelques semaines plus tard, il recevait un appel d’Elaine Koster, qui lui expliquait que son livre était en passe d’être imprimé et lui demandait de choisir un nouveau pseudonyme. Selon King, sa chaîne diffusait un disque de Bachman Turner Overdrive et un roman de Richard Stark, nom de plume utilisé par l’écrivain Donald E. Westlake, se trouvait sur son bureau au moment de l’appel : Richard Bachman venait de naître.

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La William Arnold House, demeure victorienne de la ville de Bangor (Maine) achetée par Stephen King en 1980, où la plupart des succès de l’auteur ont été écrits © Julia Hess/Wikimedia Commons

BACHMAN SOUFFRAIT DE GRAVES DÉFORMATIONS FACIALES

La publication de Rage en 1977 était suivie de Marche ou crève en 1979, Chantier en 1981 et Running Man en 1982. Les ventes se révélaient modestes et la réaction des lecteurs plutôt tiède : Stephen King expliquait recevoir à cette époque 50 à 60 lettres d’admirateurs par semaine contre une à deux par mois pour Bachman. Pourtant, il semblait apprécier le fait d’avoir un alter ego et se réjouissait de lui construire une identité étrange. Dans son esprit, Bachman était un éleveur de poulets du New Hampshire qui écrivait des romans le soir, mais souffrait d’impressionnantes déformations faciales dues à une grave maladie qui le poussaient à vivre reclus et l’empêchaient de donner des interviews.

La couverture de King allait fonctionner étonnamment longtemps. Mais la sortie de La Peau sur les os en 1984 faisait naître de nouveaux soupçons au sujet de la véritable identité de Bachman. Contrairement aux quatre autres romans, cet ouvrage était un King contemporain pourvu d’une couverture rigide, et contrairement aux premiers Bachman, qui présentaient souvent des scénarios nihilistes mais fondés – une marche forcée se terminant par la mort, ou un jeu télévisé dans lequel les prisonniers cherchaient à gagner leur liberté – La Peau sur les os était un pur roman d’horreur mettant en scène un avocat victime d’une terrible malédiction.

Stephen King
La couverture originale du coffret Bachman Books comportant une introduction de King expliquant les raisons de l’utilisation de ce pseudonyme © Charnel House/Wikimedia Commons

Lorsque Stephen Brown mit la main sur le roman à la librairie Olsson, il fut persuadé qu’il s’agissait d’un roman de King. Afin d’en avoir le cœur net, il se rendit à la Library of Congress pour examiner les droits d’auteur de chaque titre Bachman. Tous étaient enregistrés au nom de Kirby McCauley, l’agent de King, excepté Rage, le titre enregistré au nom de King lui-même. Brown tenait enfin sa preuve irréfutable.

Brown décidait d’écrire à McCauley afin de savoir quelle était la marche à suivre. Le libraire n’avait pas l’intention de révéler la véritable identité de Bachman, mais, à ce moment-là, la théorie voulant que King et Bachman soient la même personne commençait à prendre de l’ampleur, et King décidait de téléphoner à Brown afin de lui proposer une entrevue exclusive.

Avec la permission de King, la NAL imprimait une nouvelle édition de La Peau sur les os précisant qu’il s’agissait d’un ouvrage « écrit par Stephen King en tant que Richard Bachman ». L’année suivante, elle décidait de rééditer également les autres ouvrages signés de la main de Bachman au sein d’un coffret intitulé Bachman Books, qui rencontra alors un franc succès. Les producteurs qui avaient obtenu les droits de Running Man pour son adaptation cinématographique étaient en extase : ils avaient acquis ces droits pour une bouchée de pain avant que la véritable identité de l’auteur ne soit révélée.

SELON KING, BACHMAN ÉTAIT SUR LE POINT DE DÉVELOPPER SA PROPRE IDENTITÉ ET SON PROPRE LECTORAT

La seule personne attristée par cette révélation était l’auteur lui-même. Bachman, estimait King, était sur le point de développer sa propre identité et son propre lectorat, et il avait l’intention de continuer à publier sous ce pseudonyme (sachant que Misery devait être à l’origine un titre de Bachman). Mais La Peau sur les os était trop proche des œuvres de Stephen King, et l’auteur s’était probablement compromis en faisant dire à l’un des personnages du roman « Pendant un moment, j’ai cru qu’il s’agissait d’un roman de Stephen King ».

Stephen King
Stephen King photographié lors d’une conférence en 2011 © Stephanie Lawton/Flickr

Quatre ans plus tard, l’écrivain publiait La Part des ténèbres, un roman d’horreur faisant référence à cet épisode de sa vie et à sa double identité longtemps restée secrète. Dans l’introduction de Bachman Books, King avait laissé entendre que d’autres manuscrits de Bachman dormaient peut-être au fond d’un tiroir. En 1996, il sortait Les Régulateurs, un roman « posthume » de Bachman, et faisait de même en 2007 avec la publication de Blaze au format livre de poche, qui avait été écrit dans les années 1970. S’il est impossible de savoir si Bachman aurait fini par rivaliser avec King en matière de succès commercial, un critique avait affirmé lors de la sortie de La Peau sur les os que ce livre « aurait pu être écrit par Stephen King si celui-ci avait su écrire ».

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