Cette semaine, nous avons appris la mort d’un des héros anonymes du XXe siècle, Stanislav Petrov. Restée un temps inconnue, son histoire est pourtant celle d’un officier qui a un jour refusé d’obéir aux ordres, ce qui a permis d’éviter une guerre nucléaire en pleine Guerre froide. Le Daily Geek Show vous raconte l’histoire de cet homme unique.
Stanislav Petrov fait partie de ces héros anonymes dont le monde n’a connu l’histoire et le courage que plusieurs années après. Même l’annonce de son décès semble prendre la même tournure : si cela n’a été annoncé qu’à la mi-septembre, Stanislav Petrov est mort le 19 mai dernier à l’âge de 77 ans. Cette soudaine nouvelle est l’occasion de relater, pour ceux qui ne la connaîtraient pas encore, l’histoire de cet homme qui a sciemment désobéi à sa hiérarchie pour sauver le monde.
PROLOGUE : LE CRASH DU VOL KAL 007
L’incident dont Stanislav Petrov a été le protagoniste s’est déroulé dans un contexte de relations particulièrement tendues entre le bloc américain et le bloc soviétique. Le 1er septembre 1983, quelques semaines avant cet événement, un autre incident a ravivé le sentiment anti-soviétique présent aux États-Unis et a contribué à une escalade de la tension dont les tirs de missiles soviétiques, empêchés par chance par Petrov, n’étaient que l’un des points culminants.
Le 1er septembre 1983, le vol 007 Korean Air Lines (KAL 007) de la compagnie sud-coréenne qui devait relier New York à Séoul est abattu dans les airs par des chasseurs soviétiques. L’avion avait dévié de sa route initiale et s’était retrouvé en plein milieu d’un espace aérien interdit de l’URSS. Aucun des 269 passagers, parmi lesquels on pouvait compter un dignitaire américain, n’a survécu.
Après l’incident, l’Union soviétique a d’abord préféré nier être au courant de cet événement, avant d’admettre plus tard avoir bel et bien abattu le Boeing de la compagnie sud-coréenne. Pour l’Union, il s’agissait d’un acte d’espionnage. Le bureau politique du parti communiste est même allé jusqu’à déclarer que tout cela était une provocation de la part des États-Unis.
De son côté, Washington a accusé l’URSS d’entraver les opérations de recherche dans la zone du crash. Selon plusieurs sources, les autorités soviétiques ont également dissimulé de nombreuses preuves, en particulier les boîtes noires de l’appareil, aux enquêteurs mandatés par l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI). Les dossiers n’ont été rouverts pour enquête que plusieurs années après les faits.
LA NUIT OÙ TOUT A FAILLI BASCULER
Il était déjà plusieurs heures après minuit, cette nuit du 26 septembre 1983. A ce moment-là, l’officier de permanence en charge de la surveillance radar d’un petit bunker proche de Moscou était Stanislav Petrov. Sur les écrans d’ordinateurs, les mesures se mirent tout d’un coup à suggérer que plusieurs missiles avaient été lancés en provenance des États-Unis et en direction de l’URSS. Le protocole officiel dans l’armée soviétique aurait alors été de tirer d’autres missiles nucléaires en représailles.
Stanislav Petrov a pourtant choisi, délibérément, de ne pas avertir sa hiérarchie. « J’avais toutes les données [suggérant que des missiles ennemis avaient été envoyés]. Si j’avais envoyé mon report plus haut dans la chaîne de commandement, personne n’y aurait trouvé à redire » , racontait-il à la branche russe de la BBC en 2013.
« SI J’AVAIS ENVOYÉ MON REPORT PLUS HAUT DANS LA CHAÎNE DE COMMANDEMENT, PERSONNE N’Y AURAIT TROUVÉ À REDIRE »
Cet officier de l’armée soviétique faisait partie d’une équipe entraînée spécialement et postée à l’une des bases du système d’alerte rapide de l’union. Comme beaucoup de soldats et officiers à l’époque, l’entraînement a été rigoureux et Petrov avait des instructions très claires : prendre note de n’importe quel alerte signalant des frappes ou lancées de missiles puis les reporter à sa hiérarchie.
« La sirène hurlait mais je suis simplement resté assis là pendant quelques secondes, à regarder le grand écran rouge avec le mot ‘lancement’ inscrit dessus« , continuait-t-il. En plus, le système informatique lui indiquait également que le niveau de fiabilité de cette alerte était le plus haut possible. Comment avoir un doute ? Les États-Unis semblaient bel et bien avoir lancé plusieurs missiles en direction de l’Union soviétique.
« Une minute après, l’alarme s’est remise à hurler. Le deuxième missile venait d’être lancé. Puis le troisième, et le quatrième, et le cinquième. Les ordinateurs ont changé leurs alertes de ‘Lancement’ à ‘Frappe de missiles’ » .
OUBLIER LE PROTOCOLE
« Il n’y avait pas de règle pour déterminer combien de temps nous étions autorisés à réfléchir avant de rapporter une frappe. Mais nous savions que chaque seconde de procrastination faisait perdre un temps précieux, et que l’armée et la direction politique de l’Union soviétique devaient être informées sans délai. Tout ce que j’avais à faire était de saisir le téléphone, de joindre la ligne directe jusqu’aux plus haut commandement… Mais je n’ai pas pu bouger. Je me sentais comme si j’étais assis sur une poêle à frire brûlante » .
« VINGT-TROIS MINUTES APRÈS, JE ME SUIS RENDU COMPTE QUE RIEN NE S’ÉTAIT PASSÉ. […] QUEL SOULAGEMENT. »
Le doute le rongeait alors même que l’alerte semblait totalement explicite. M. Petrov a alors décidé de consulter d’autres experts, des opérateurs de satellite radar qui surveillaient également les forces nucléaires américaines. Ceux-ci n’avaient enregistré aucun missile. Cependant, ces experts ne constituaient en réalité qu’un service de support et ne pouvaient à priori pas venir contredire les alertes qu’avait reçues Stanislav Petrov. Les décisions devaient être basées sur les mesures d’ordinateurs.
C’était donc à lui, l’officier en poste à ce moment, de prendre une décision. « Il y avait 28 ou 29 niveaux de sécurité. Après l’identification de la cible, elle devait passer par toutes sortes de ‘points de contrôle’. Je n’étais pas tellement sûr que c’était possible au vu des circonstances » .
Il a alors pris la décision de contacter l’officier en poste au quartier général de l’armée soviétique pour signaler un dysfonctionnement du système.
Il ne pouvait être certain de quoi que ce soit, mais s’il s’était trompé, les missiles auraient frappé à peine quelques minutes plus tard. « Vingt-trois minutes après, je me suis rendu compte que rien ne s’était passé. S’il y avait eu une véritable frappe, j’aurais déjà été au courant. Quel soulagement » .
D’ABORD RÉPRIMANDÉ, FINALEMENT REMERCIÉ
Trente ans après les faits, Stanislav Petrov expliqua que les chances pour que ce soit de vrais missiles étaient de l’ordre de 50/50. Il avoue d’ailleurs qu’il n’avait jamais été absolument certain que l’alerte ait été fausse.
Il ajoute que si quelqu’un d’autre que lui avait été à sa place ce soir-là, les chose auraient très bien pu dégénérer. « Mes collègues étaient tous des soldats professionnels [M. Petrov était le seul d’entre eux à avoir reçu une éducation civile]. On leur avait appris à donner des ordres et à obéir« .
Quelques jours plus tard, l’officier a finalement reçu une réprimande officielle venant de sa hiérarchie, non pas parce qu’il avait refusé d’obéir au protocole… Mais pour ne pas avoir rempli correctement le journal de bord. Après cela, Stanislav Petrov a gardé le silence pendant dix ans.
Puis, après la chute de l’Union soviétique, son histoire s’est finalement répandue dans la presse. Stanislav a reçu plusieurs prix internationaux pour son acte héroïque. Bien qu’il ne se considérait pas comme un héros : « C’était mon travail. Mais ils ont eu de la chance que ce soit moi au poste cette nuit« , concluait-il.
Alors que la tension entre les États-Unis et la Corée du Nord ne semble pas près de retomber et que beaucoup voient en ces circonstances la possibilité de frappes nucléaires augmenter avec le temps, l’annonce de la mort de Stanislav Petrov pourrait jouer un rôle de symbole d’apaisement. Et de rappeler au monde qu’il a fallu le courage d’un seul homme, qui a préféré ne rien faire plutôt que de suivre aveuglément des ordres, pour éviter une catastrophe sans précédent.