Présenté en compétition officielle au Festival de Cannes alors même qu’il lui manquait plusieurs minutes de film et un générique de fin, A beautiful day a chamboulé la croisette. Désespérés par le line-up de cette 70e édition un des plus mauvais depuis des années les critiques ont vu dans ce film brut, sombre et torturé, une bouffée d’air frais. Lauréat du prix d’interprétation masculine et du meilleur scénario, le dernier Lynne Ramsay restera l’une des meilleures surprises de cette sélection, avec 120 battements et The Square.

 

Un Phoenix au panthéon

Joe est un vétéran de guerre reconverti dans la charité chrétienne : il recherche de jeunes filles enlevées par des trafiquants spécialisés dans la traite d’êtres humains. Sa mission accomplie, Joe rentre chez lui pour s’asphyxier avec un sac en plastique – une singulière façon de célébrer sa victoire. Sa prochaine mission le mène tout droit chez un candidat au poste de gouverneur dont la fille est détenue par un cercle pédophile clandestin basé en plein Manhattan. La recette est classique, revisitée à toutes les sauces : un homme rongé par ses démons intérieurs, une fillette kidnappée, et une organisation maléfique.

Pour autant, aucun cinéphile digne de ce nom n’oserait ranger A beautiful day dans la catégorie des séries B, ne serait-ce pour l’interprétation enflammée de Joaquin Phoenix, méconnaissable dans ce rôle de justicier mercenaire. La barbe grisonnante, l’oeil hagard, les muscles frémissants, la main leste sur le marteau et plongé dans un mutisme déroutant, il nous fait derechef penser au conducteur de Drive, porté au rang d’icône cinématographique par le jeu tout en finesse de Ryan Gosling. Joaquin Phoenix réalise un tour de force en se taillant un authentique rôle de composition à partir de cet anti-héros semblable à tant d’autres… Qui peut encore douter qu’il est l’un des acteurs les plus doués de sa génération ?!

Une ombre dans la nuit

Joe est un être effacé, laconique, anonyme pourrait-on dire. Sa désarmante capacité à s’effacer est son plus grand atout en même temps que sa plus grande honte, comme lorsqu’il infiltre la propriété de l’antagoniste du film. Ne vous attendez pas à des chorégraphies sur-numérisées à la Kingsman, ni à une castagne bien nerveuse à la Jason Statham : Lynne Ramsay a fait le choix de « cacher » les rares scènes d’action, soit en les immergeant dans une obscurité ambiante, soit en les observant depuis des points stratégiques qui induisent une distanciation naturelle.

Nous n’avons pas grand-chose à nous mettre sous la dent : une gorge tranchée par-ci, une tête ensanglantée par-là, Joe qui sort du champ son marteau à la main… Les affrontements directs ne sont pas là pour nous divertir, et encore moins susciter une quelconque admiration pour ce « héros » torturé; ils sont un exutoire où Joe libère ses tourments les plus profonds. La scène du bordel est particulièrement saisissante dans sa construction : nous suivons l’évolution de Joe uniquement via les caméras de l’établissement, qui font partie des points stratégiques évoqués plus haut. Ramsay ne glorifie pas la violence : elle est la part d’ombre et de lumière d’un être désœuvré qui s’échine à mettre ses talents mortifères au service du bien.

Une réalisation nerveuse

Lynne Ramsay est parvenue à retranscrire la sinueuse psyché de Joe à l’écran par la (sur)utilisation de raccords cuts acérés, courts, et percutants. Sa façon de penser est à l’opposé du linéaire : souvenirs, « et si ? » et bonds dans le futur se bousculent et se mélangent dans cet esprit malade, dévoré par la culpabilité ; coupable de n’avoir pu aider sa mère à tenir tête à ce père violent, coupable de n’avoir pu aider cette fille tuée dans un pays du Moyen-Orient… Son monde est un kaléidoscope d’échecs réels et fictifs; il ne peut s’empêcher de voir des femmes l’observer avec leurs yeux morts ou mutilés : sont-elles des passantes, des fantômes du passé, ou des spectres liés à ses futurs échecs ?

La bande-son de Jonny Greenwood mêlant électro et instruments à cordes rajoute à l’atmosphère oppressante de ce thriller sordide, qui emprunte autant à Taxi Driver qu’à Taken. Le film puise également sa narration dans le Drive de Winding Refn : ce sont les plans qui parlent, les dialogues relèvent du superflu. Chacun d’eux est minutieusement travaillé par Ramsay – 4 films en 18 ans – et porte bien plus de sens et d’indications que n’importe quelle réplique de cette oeuvre explosive et transcendante. Lynne Ramsay a accouché d’un roman graphique puissant et magistral qui – espérons-le – convaincra ENFIN l’Académie des Oscars que le génie de Joaquin Phoenix mérite d’être récompensé.

 
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