L’histoire de cette petite fille traversant l’Europe à pied pour retrouver ses parents partis “à l’est” avait ému des millions de lecteurs. Dans son ouvrage Survivre avec les loups, Misha Defonseca racontait son périple de 3000 km, au cours duquel elle aurait traversé plus de 10 pays et été adoptée à deux reprises par des meutes de loups. En réalité, cette fabuleuse aventure est le fruit de son imagination…

UN PÉRIPLE INIMAGINABLE

Au cours de son enfance, la petite Misha aura vécu bien des épreuves. Adoptée par une famille cruelle après avoir été témoin de la déportation de ses parents, elle se lance dans une quête éperdue pour les retrouver. La seule chose qu’elle sait, c’est qu’ils sont « à l’est ». Au cours de son voyage, elle sera aidée d’une boussole que lui aura donnée Ernest, le grand-père de sa famille d’accueil, le seul qui lui avait témoigné de l’affection.

Pour se nourrir, elle vole dans les fermes, mange des vers de terre, des baies, de l’herbe, des carcasses d’animaux morts… Elle traverse l’Allemagne, puis la Pologne, où elle est pour la première fois recueillie par une meute. Elle fait un bout de chemin avec eux (elle dort à leur côté, mange leurs restes) jusqu’à ce que ses protecteurs soient tués par un soldat allemand. Elle se vengera en lui cassant les jambes. Elle est également témoin, malgré son jeune âge, de véritables horreurs : elle assiste au meurtre “par jeu” d’un homme juif par des nazis, rentre dans le ghetto de Varsovie mais arrive à s’en échapper, voit l’exécution d’un groupe d’enfants juifs… Elle est également témoin du viol d’une jeune femme russe par un soldat, qu’elle finira par tuer… à coups de couteau.

Elle est ensuite recueillie par une deuxième meute de loups jusqu’à ce qu’elle arrive en Ukraine. Elle y fait la connaissance de soldats russes qui la prennent sous leur aile pendant un temps. Elle entreprend ensuite son trajet de retour, durant lequel elle ne rencontre que des charniers, des villages brûlés et abandonnés. Elle revient en Belgique en 1945 et est à ce moment reconnue par Ernest, son grand-père adoptif. Comprenant que ses parents ne reviendront pas des camps de la mort, elle est recueillie par deux soeurs qui feront son éducation.

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MISHA DEFONSECA OU MONIQUE DEWAEL ?

Après des années à raconter son histoire, en 2008 les masques tombent. Misha Defonseca, ou plutôt Monique Dewael de son vrai nom, révèle que l’histoire racontée dans son ouvrage prétendument autobiographique est fausse de bout en bout. Monique Dewael a quatre ans quand ses parents, catholiques (comme l’attestent les certificats de baptême), sont arrêtés par les nazis pour résistance à l’occupant. À l’arrestation de ses parents, Monique est alors recueillie par son grand-père, puis son oncle. On la baptise la « fille du traître » et on lui porte l’opprobre, car selon certaines sources, son père est accusé d’avoir fourni des informations aux Allemands, voire de les avoir aidés à démanteler un groupe de résistants. 

Je m’appelle Monique Dewael, mais depuis que j’ai quatre ans, je veux l’oublier. Je demande pardon à tous ceux qui se sentent trahis. Je vous supplie de vous mettre à ma place, celle d’une petite fille de quatre ans qui a tout perdu.

Monique Dewael/Misha Defonseca au Figaro

Les insultes quotidiennes, l’inimitié de sa famille d’accueil et ses abandons successifs sont autant d’épreuves beaucoup trop difficiles à gérer pour la fillette. Elle sombre à ce moment dans une sorte de mythomanie. Elle commence à se construire son propre monde. Elle s’est toujours sentie juive et a toujours été passionnée par les loups. Cela peut expliquer pourquoi elle s’identifia aux victimes de la Shoah et inventa la vie de Misha, une petite fille juive parcourant l’Europe pour rejoindre ses parents déportés en camp de concentration. 

Dans une interview donnée au Figaro en 2008, elle déclare : 

« Je m’appelle Monique Dewael, mais depuis que j’ai quatre ans, je veux l’oublier. Je demande pardon à tous ceux qui se sentent trahis. Je vous supplie de vous mettre à ma place, celle d’une petite fille de quatre ans qui a tout perdu. C’est vrai que je me suis raconté, depuis toujours, une vie, une autre vie, une vie qui me coupait de ma famille, une vie loin des hommes que je détestais. C’est aussi pour cela que je me suis passionnée pour les loups, que je suis entrée dans leur univers. Et j’ai tout mélangé. Il est des moments où il m’est difficile de faire la différence entre ce qui a été la réalité et ce qu’a été mon univers intérieur. Ce livre, cette histoire, c’est la mienne. Elle n’est pas la réalité réelle, mais elle a été ma réalité, ma manière de survivre. » Elle assume clairement que pour elle, “ce n’était pas une fiction”. Elle ajoute que “de tout (son) être, (elle a) ressenti, jour après jour, que (son) histoire (était) vraie”.

SURVIVRE AVEC LES LOUPS

Je n’ai jamais voulu écrire mon histoire, ou faire de l’argent avec tout cela. Je ne voulais rien publier. C’est mon éditrice américaine, Jane Daniel, qui a vu dans ma vie une mine d’or, et c’est elle seule qui en a profité.

Monique Dewael/Misha Defonseca au Figaro

L’ouvrage Misha : A Memoir of the Holocaust, comprenez Survivre avec les loups en français, a été traduit en 18 langues et a même été adapté au cinéma par Véra Belmont. Jane Daniel est l’éditrice originale de l’ouvrage. À la tête de la maison d’édition Mt. Ivy, Jane Daniel se rend un jour à une conférence, où Dewael/Defonseca raconte son histoire. Bouleversée, l’idée d’en faire un livre commence à germer dans sa tête. À force de persévérance, elle finit par convaincre la rescapée d’écrire son histoire. En effet, selon Misha Defonseca/Monique Dewael, cette dernière n’a “jamais voulu l’écrire (son histoire), faire de l’argent avec tout cela. (Elle) ne voulais rien publier. C’est (son) éditrice américaine, Jane Daniel, qui a vu dans (sa) vie une mine d’or, et c’est elle seule qui en a profité.” Ses propos semblent être confirmés par le fait que Jane Daniel fut l’une des personnes qui révéla le pot aux roses, mais seulement après avoir été condamnée à lui verser plusieurs millions de dollars (que Misha Defonseca ne toucha jamais).

Malgré le grand succès du livre, quelques spécialistes étaient déjà dubitatifs et remettent en cause la véracité de l’histoire de celle qui se fait alors appeler Misha Defonseca. En effet, hormis Henryk M. Broder (un journaliste allemand), qui faisait dès 1996 part de ses sérieux doutes quant à la plausibilité de ce récit, personne en Europe n’ose mettre en doute la véracité de l’ouvrage. Mais avec le temps qui passe, les spécialistes commencent à s’exprimer. En premier lieu, Maxime Steinberg, historien de la déportation des juifs de Belgique, dénonça “le caractère entièrement fallacieux d’une entreprise de manipulation littéraire exploitant tous les fantasmes de la mémoire et de la crédulité« . Il précisa également que les déportations de juifs vers les camps d’extermination ne commencèrent qu’en août 1942, alors que l’histoire de Misha Defonseca commence en 1941 après la prétendue déportation de ses parents.

 Martin Prochazkacz / Shutterstock.com

Les biologistes et spécialistes du comportement animal se sont également emparés de l’affaire et ont rapidement émis leurs doutes. Misha Defonseca raconte dans son ouvrage avoir été adoptée par un loup noir. Or, selon Philippe Orsini, conservateur du Muséum d’histoire naturelle de Toulon et du Var, la majorité des loups d’Europe sont gris, et les loups noirs n’existent qu’en Amérique du Nord (le pays d’adoption de Misha Defonseca, où elle vit depuis des années). Son adoption à deux reprises par des loups semble également tout à fait absurde : « Une fois à la rigueur, mais deux fois de suite, c’est totalement improbable !» s’était exclamé Orsini.

Il convient de rappeler que la révélation fait également suite à un véritable combat judiciaire, puisqu’en premier lieu, Defonseca avait porté plainte contre son éditrice pour diverses malversations, et la justice avait obligé cette dernière à lui verser 22,5 millions de dollars. Mais Jane Daniel, l’éditrice, avait contre-attaqué en dévoilant sur son blog tous les mensonges donnés par l’auteure. Au terme de ce procès, Jane Daniel a obtenu gain de cause. Monique Dewael, alias Misha Defonseca, devait donc lui reverser les 22,5 millions de dollars précédemment acquis.

LA RÉVÉLATION DE L’IMPOSTURE

La révélation de cette imposture a véritablement fait scandale : elle a blessé les vraies victimes de la Shoah, et dans une moindre mesure, les éditeurs et lecteurs qui se sont sentis trahis et escroqués. Véra Belmont, réalisatrice du film avait « cru sincèrement à son histoire, puisqu’elle disait que c’était vrai », et même si elle avait perçu des invraisemblances, elle les avait interprétées comme des souvenirs altérés par le temps et les traumatismes, comme cela arrive souvent. Bernard Fixot, premier éditeur de l’ouvrage en France avait déclaré : “J’éprouve clairement deux sentiments : celui d’avoir été trompé et celui d’avoir une grande tristesse pour Misha elle-même. » 

Lionel Duroy, ancien journaliste à Libération, fut le seul à ne pas se joindre à la réprobation et au sentiment de trahison unanime. Il perçut très vite que cette imposture recouvrait un passé tragique et une profonde souffrance, et se livra donc à un minutieux travail d’archiviste. Son travail ne fut pas vain et il découvrit peu à peu une autre vérité. Il blanchit donc Misha Defonseca-Monique Dewael de toute tentative d’escroquerie, car elle n’est selon lui qu’une femme qui aura tenté par tous les moyens de combler le vide créé par la disparition soudaine et inexpliquée de ses parents et de se protéger contre les humiliations dont elle a été victime. L’ouvrage de Lionel Duroy, La vraie vie de Misha Defonseca, se base sur une enquête approfondie, durant laquelle il a analysé les lettres d’une cassette en bois que Misha avait trouvées chez son grand-père, mais également des documents, des archives et des témoignages de survivants.

© XO Éditions / Lionel Duroy

ENTRE MORALE ET PSYCHOLOGIE

Ce mensonge pose en effet un vrai problème moral, et au premier abord, nous sommes véritablement révulsés par celui-ci. Il nous paraît choquant et abominable de mentir sur un tel sujet, qui implique l’assassinat et la persécution de millions de personnes, seulement parce qu’elles étaient juives. Nous nous mettons à la place des rescapés ayant lu cette histoire, qui ont sûrement dû se sentir trahis. Ils ont souffert plus que quiconque, et le fait qu’on puisse « fantasmer », ou inventer une souffrance similaire à la leur, mais non réelle, a dû les bouleverser.

Toutefois, si on considère cette histoire sous le prisme de la psychologie, celle-ci n’est-elle pas « excusable » ? Nous pouvons facilement imaginer la douleur ressentie par un enfant ayant perdu ses parents sans savoir ce qui leur était arrivé, si ce n’est que la trahison de son père ayant parlé sous la torture, et humiliée régulièrement à l’école de ce fait. Avant l’enquête de Lionel Duroy, Misha Defonseca ne savait même pas ce qui était arrivé à sa mère : elle apprit à l’âge de 72 ans que cette dernière était morte à Ravensbrück en 1945.

Quand le réel est fou, qu’il n’y a plus ni papa ni maman, ni le bien ni le mal, que le père qu’on admirait devient soudain un objet de honte, un enfant se réfugie dans la mythomanie.

Boris Cyrulnik

Dans ce genre de cas d’extrême désespoir, la mythomanie devient une nécessité, selon le célèbre psychiatre Boris Cyrulnik. Dans l’ouvrage de Lionel Duroy, La vraie vie de Misha Defonseca, il parle en ces termes : « Quand le réel est fou, qu’il n’y a plus ni papa ni maman, ni le bien ni le mal, que le père qu’on admirait devient soudain un objet de honte, un enfant se réfugie dans la mythomanie, dans la fable. Cela a sans doute été la sauvegarde de Misha, car elle a eu grâce à ce récit un peu de beauté dans sa vie. » La mythomanie devient donc une question de survie. L’enfant se fabrique un autre monde, pour se protéger de celui dans lequel il vit. Il ajoute : « Il est vrai que ses parents sont morts tragiquement, elle est une victime. Mais en partant de son image de victime honteuse, elle s’en est façonné une de victime honorable. » Cela peut également expliquer pourquoi, à l’âge adulte, Misha a voulu changer de nom, de religion et de pays : c’est un mécanisme de défense.

La situation de Misha Defonseca est donc beaucoup moins manichéenne qu’elle n’en a l’air, et tout n’est pas blanc ni noir. Si le mensonge en lui-même nous met en rage, nous pouvons comprendre les rouages à l’oeuvre dans l’état psychologique et mental de Misha Defonseca. Beaucoup de personnes craignent toutefois que ce mensonge fasse les choux gras des négationnistes. Cette histoire symbolise en tout cas à quel point le sujet de la Shoah est toujours un sujet sensible, même près de 80 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale.

© Survivre avec les loups / Vera Belmont / Stéphan films
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