Censuré et considéré comme un « art dégénéré » par l’Allemagne nazie, l’art moderne a été utilisé durant la guerre civile espagnole pour bâtir des cellules d’un tout nouveau genre, mêlant torture physique et psychologique. Retour sur cet épisode de l’histoire largement méconnu.
L’ART MODERNE COMME MOYEN DE TORTURE
En 2003, l’historien espagnol Jose Milicua faisait la une des journaux du pays en révélant la première utilisation supposée de l’art moderne comme moyen de torture : il s’agissait de cellules secrètes imaginées par plusieurs artistes réputés qui avaient été utilisées entre 1936 et 1938 pour pousser à bout les partisans du général Franco.
Plusieurs d’entre elles sont l’œuvre d’Alphonse Laurencic, un artiste français se définissant comme anarchiste, à qui Jose Milicua attribue la paternité de cette forme de torture « psychotechnique ».
Après de longues années de recherches, l’historien a estimé que des artistes tels que Kandinsky, Klee, Itten, Dali avaient également participé à l’élaboration de ces étranges cellules, qui fleurissaient partout dans le pays durant la guerre civile espagnole.
Milicua basait ses affirmations sur le compte-rendu écrit du procès d’Alphonse Laurencic devant un tribunal militaire. Ce document rédigé en 1939 était signé de la main d’un certain R.L Chacon, fervent partisan du général Franco qui exécrait l’art moderne, alors considéré comme un « art dégénéré » par l’Allemagne Nazie et l’Espagne Franquiste.
À l’origine, Laurencic avait créé ses cellules « colorées » à Barcelone pour lutter contre les forces nationalistes, mais il est fort probable qu’elles aient ensuite été utilisées pour torturer les ennemis du général Franco suite à sa prise de pouvoir en 1939.
CES CELLULES AVAIENT ÉTÉ IMAGINÉES À L’ORIGINE POUR TORTURER LES PARTISANS DE FRANCO
Construites entre 1936 et 1938, ces cellules secrètes appelées « checas » mêlaient abstraction géométrique et surréalisme et leur conception reposait sur des théories avant-gardistes voulant que les couleurs possèdent des propriétés « psychologiques ».
Inclinés d’environ 20 degrés, les blocs de béton faisant office de lits empêchaient les prisonniers de dormir (lorsque ces derniers s’assoupissaient, ils perdaient l’équilibre et chutaient lourdement sur le sol), tandis que le sol de ces cellules exiguës était parsemé de briques afin de les empêcher de « faire les cent pas ».
Les malheureux n’avaient alors d’autre choix que de fixer les murs, courbés et recouverts de motifs cubiques, de lignes droites et de spirales jouant avec la perspective et les couleurs afin de provoquer confusion et détresse mentale chez les prisonniers.
Un astucieux système d’éclairage leur donnait également l’impression que les motifs sur les murs bougeaient, et, semblables aux « lits » inclinés, des bancs de pierre les empêchaient de s’asseoir convenablement. Enfin, les murs de certaines cellules étaient recouverts de goudron et dégageaient une chaleur insoutenable durant la journée.
Selon Jose Milicua, Laurencic affectionnait particulièrement le vert car, selon sa propre théorie sur les effets psychologiques induits par la vision de certaines couleurs, celle-ci rendait les détenus mélancoliques et leur faisait éprouver un profond sentiment de tristesse.
SELON LAURENCIC, LA COULEUR VERTE RENDAIT LES DÉTENUS MÉLANCOLIQUES ET LEUR FAISAIT ÉPROUVER UN PROFOND SENTIMENT DE TRISTESSE
Lors de son procès, Alphonse Laurencic avait déclaré au tribunal militaire qu’il avait été chargé de construire ces cellules par un chef anarchiste espagnol, qui avait appris que de tels moyens de torture étaient déjà employés à Valence depuis plusieurs mois.
Au cours de ses recherches, l’historien espagnol a également découvert qu’une prison de la région de Murcie, dans le sud-est de l’Espagne, avait utilisé le film « Un Chien Andalou » de Dali et Bunuel comme moyen de torture, en forçant les détenus à regarder en boucle la scène tristement célèbre où le globe oculaire d’une femme est tranché à l’aide d’une lame de rasoir.
Employés pour torturer de nombreux prisonniers durant la guerre civile espagnole, le surréalisme et l’abstraction géométrique, formes artistiques avant-gardistes, ont représenté des moyens de répression particulièrement efficaces. Difficile cependant de croire que les instigateurs de ces mouvements révolutionnaires aient pu imaginer que ceux-ci seraient un jour utilisés à de telles fins.