Au mois de juillet 1866, une nouvelle intitulée « Le cas de George Dedlow » paraissait dans le quotidien Atlantic Monthly. Il s’agissait ni plus ni moins que de la première description précise du syndrome du membre fantôme. Dans celle-ci, Dedlow, le narrateur, qui avait perdu ses deux bras et ses deux jambes durant la Guerre de Sécession, ressentait des douleurs atroces dans ses membres manquants qui ne pouvaient être apaisées.

LE SYNDROME DU MEMBRE FANTÔME

Si les Américains lisaient à cette époque énormément de fictions basées sur la Guerre civile, « George Dedlow » allait être la première à attirer leur attention sur les séquelles physiques et psychologiques dont souffraient les anciens combattants amputés. Ainsi, de nombreux lecteurs croyaient à l’époque qu’il s’agissait d’un personnage réel, et les dons adressés à l’hôpital où l’intrigue se déroulait affluaient.

La Guerre de Sécession s’était révélée être une véritable catastrophe médicale, avec des milliers de soldats morts des suites d’infections, notamment après avoir été blessés par de nouvelles munitions à tête creuse employées sur les champs de bataille, qui brisaient leurs os et déchiraient leurs chairs.

En raison des conditions déplorables qui régnaient dans les hôpitaux de fortune installés près des champs de bataille, l’amputation représentait souvent la façon la plus sûre de sauver des vies durant la Guerre de Sécession

Dans la plupart des cas, recoudre les plaies qu’elles causaient était impossible, ce qui contraignait les chirurgiens à pratiquer une amputation rapide. Réalisée en moins de trois minutes, celle-ci paraissait à première vue barbare, mais constituait en réalité la façon la plus efficace de limiter la douleur des victimes ainsi que les risques d’hémorragie et d’infection.

Aujourd’hui, les historiens estiment que près de 30 000 membres ont été amputés au cours des cinq années qu’a duré la guerre civile américaine.

Le caporal Michael Dunn après avoir subi l’amputation de ses jambes en 1864

Silas Weir Mitchell faisait partie de ces chirurgiens passés maîtres dans l’art délicat de l’amputation et s’intéressait également de près aux cas de lésions nerveuses, que la plupart de ses confrères considéraient comme impossibles à traiter. L’homme, qui travaillait au sein de l’hôpital militaire Turner’s Lane, cherchait notamment à soulager les douleurs physiques et psychologiques persistantes que les soldats ressentaient après que leurs plaies aient cicatrisé.

Pour l’écriture du « Cas de George Dedlow », Mitchell s’inspirait de son expérience à Turner’s Lane, et reprenait les innombrables témoignages de soldats amputés, qui décrivaient tous la même sensation : l’impression douloureuse et angoissante qu’un bras ou une jambe amputée était toujours là.

MITCHELL SE BASAIT SUR LES INNOMBRABLES TÉMOIGNAGES DE SOLDATS AMPUTÉS QU’IL AVAIT RÉCOLTÉS À TURNER’S LANE POUR DÉCRIRE CET ÉTRANGE SYNDROME

Dans un court extrait de la nouvelle, Dedlow déclare notamment : « La nuit, il m’arrivait de ressentir une douleur aigüe dans la main gauche, et celle-ci me semblait si intense que j’avais toutes les peines du monde à croire que la main en question avait été amputée ».

Les soldats Eben Smith (à gauche) et John Schranz (à droite), tous deux amputés en 1860

Publiée de façon anonyme en 1866, celle-ci était suivie au cours des années suivantes par de nombreux articles scientifiques traitant du « syndrome du membre fantôme ». Et si Mitchell n’était pas le premier à parler de cet étrange phénomène, il était l’un des rares chirurgiens de l’époque qui s’attachait à démontrer et à documenter la réalité physique de ces douleurs, ce qui lui vaudrait plus tard le titre de « père de la neurologie américaine moderne ».

En effet, en l’absence de lésions physiques, la plupart des médecins estimait alors qu’il s’agissait d’un simulacre permettant aux soldats qui avaient perdu plusieurs doigts ou un pied d’échapper à la remobilisation, la possibilité d’une « douleur sans cause physique apparente » remettant en cause les fondements scientifiques de la médecine de l’époque.

Cela explique probablement pourquoi les soldats amputés rechignaient alors à évoquer les symptômes dont ils souffraient, de peur de se heurter au scepticisme des médecins.

AU SORTIR DE LA GUERRE DE SÉCESSION, LA GRANDE MAJORITÉ DES MÉDECINS NE CROYAIT PAS EN L’EXISTENCE DE « DOULEURS SANS CAUSE PHYSIQUE APPARENTE »

Au début des années 1890, Mitchell poursuivait ses recherches et s’attachait à rassembler des informations détaillées au sujet des atroces douleurs que ressentaient ses patients. Un ancien soldat vivant dans le Kentucky décrivait ainsi une sensation de brûlure continue dans ses pieds amputés, tandis qu’un autre, ayant perdu sa main droite lors de la bataille de Gettysburg, disait ressentir chaque nuit des crampes insoutenables dans celle-ci, qui le tiraient de son sommeil.

Chargé des maladies et traumatismes nerveux à l’hôpital Turner’s Lane de Philadelphie durant la Guerre de Sécession, Mitchell s’est ensuite spécialisé en neurologie

Si le chirurgien parvenait à atténuer les douleurs ressenties par ses patients amputés en le prescrivant divers analgésiques, comme la morphine, il se trouvait bien impuissant lorsqu’il s’agissait de traiter un problème psychologique bien plus profond : l’impossibilité de se sentir « entier » après avoir perdu un ou plusieurs membres. Jusqu’à sa mort, Mitchell allait expérimenter diverses techniques pour traiter les causes du syndrome du membre fantôme, comprenant notamment stimulations électriques et ré-amputation, mais celles-ci se révèleraient rarement efficaces.

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