Décédée le 28 juillet dernier, Gisèle Halimi reste l’une des figures majeures du féminisme. Elle est particulièrement connue, en tant qu’avocate, pour avoir réussi à faire acquitter une jeune femme, alors que cette dernière avait avorté à une époque où cela restait illégal. Elle aura également permis que le viol soit enfin reconnu comme un crime. Mais les droits des femmes ne sont pas ses seuls combats. Engagée toute sa vie, elle s’est battue contre la torture, le colonialisme, la criminalisation de l’homosexualité, la peine de mort… Retour sur les combats d’une femme libre.
Le « malheur » d’être née fille
Zeiza Gisèle Elise Taïeb nait dans le quartier de la Goulette, à Tunis, le 27 juillet 1927. Dans sa famille conservatrice, avoir une fille est « mal vu » : elle racontera, en 1974, dans son livre La Cause des femmes, que son père a mis plusieurs semaines avant d’avouer sa naissance à ses proches. Pourtant, elle se sentira toujours proche de ce père misogyne, contrairement à sa mère, « pratiquante juive totalement ignorante », comme elle la décrit dans Fritna, en 1999. Car Gisèle n’est pas une petite fille obéissante, comme on souhaitait qu’elle le soit. Elle fait des grèves de la faim, à 10 ans pour avoir le droit de lire, à 13 ans car elle ne veut plus faire les lits de ses frères. Ses bons résultats scolaires là où ses frères échouent suscitent l’indifférence de sa famille, ce qui l’indigne.
Quand elle a 16 ans, sa famille souhaite lui arranger un mariage dont elle ne veut pas. Elle part faire des études de droit en France (à l’époque, la Tunisie est placée sous protectorat français), puis revient, en 1949, s’inscrire au barreau de Tunis. Elle milite pour l’indépendance de la Tunisie (elle garde les 2 nationalités, française et tunisienne). Quand l’indépendance arrive, en 1956, elle retourne en France et épouse un administrateur civil, Paul Halimi, dont elle a 2 fils. Après son divorce, elle épouse Claude Faux, secrétaire de Jean-Paul Sartre, avec qui elle a un 3e fils. En 2011, elle explique qu’elle aurait voulu avoir une fille pour « mettre à l’épreuve » son féminisme. « J’aurais voulu savoir si, en l’élevant, j’allais me conformer exactement à ce que j’avais revendiqué, à la fois pour moi et pour toutes les femmes. »
Opposante à la torture en Algérie
Après avoir lutté pour l’indépendance de la Tunisie, elle embrasse la cause algérienne et, en 1960, elle publie le Manifeste des 121, une « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie », qui dénonce la torture pendant la guerre d’Algérie. Elle défend, la même année, Djamila Boupacha, une militante du Front de libération nationale (FLN), parti indépendantiste algérien. Elle a été torturée et violée par des membres de l’armée française après avoir été accusée d’avoir posé une bombe à Alger. Elle le racontait à L’Humanité : « J’avais pu rencontrer Djamila à la prison de Barberousse, voir sur son corps les traces de tortures, les seins brûlés par les cigarettes, les côtes brisées par les coups. J’ai décidé d’être son avocate. » Malgré sa défense, la jeune femme est condamnée à mort en 1961, puis amnistiée suite aux accords d’Évian accordant l’indépendance à l’Algérie, en 1962.
Dans cet extrait, elle explique son combat pour l’indépendance de l’Algérie, et fustige la « torture érigée en système » lors de la guerre d’Algérie, du côté français, face à un plateau pas vraiment compréhensif, et notamment une présentatrice qui affirme que, pour avoir vécu en Algérie, elle « n’a jamais vu un Algérien opprimé » :
Une combattante de la cause des femmes
C’est également son combat pour la cause des femmes qui l’a fait connaître, et en premier lieu pour faire libéraliser l’avortement. En 1971, elle signe le fameux « Manifeste des 343 » rédigé par Simone de Beauvoir et publié par Le Nouvel Observateur, dans lequel elles affirment avoir recouru à un avortement, et donc avoir enfreint la loi. « Un appel de 343 femmes. Un million de femmes se font avorter chaque année en France. Elles le font dans des conditions dangereuses en raison de la clandestinité à laquelle elles sont condamnées alors que cette opération, pratiquée sous contrôle médical, est des plus simples. On fait le silence sur ces millions de femmes. Je déclare que je suis l’une d’elles. Je déclare avoir avorté. De même que nous réclamons le libre accès aux moyens anticonceptionnels, nous réclamons l’avortement libre. » Elles réclament donc la fin de « l’hypocrisie ambiante », comme l’explique France Culture, qui oblige les femmes à se rendre à l’étranger pour y avoir recours, ou bien à avoir recours à des faiseuses d’anges ou, pire, à réaliser elles-mêmes seules cette opération, pour celles qui n’ont pas les moyens, risquant leur vie.
En 1972, a lieu le procès de Bobigny, dont le retentissement a été tel qu’il a contribué à faire évoluer la loi. L’histoire était pourtant banale : une jeune fille de 16 ans, Marie-Claire Chevalier, avait eu recours à un avortement suite à un viol. À cette époque, l’avortement est encore sous le coup de l‘article 317 de l’ancien Code pénal qui condamnait « quiconque, par aliments, breuvages, médicaments, manoeuvres, violences ou par tout autre moyen aura procuré ou tenté de procurer l’avortement d’une femme enceinte ou supposée enceinte, qu’elle y ait consenti ou non […], à un emprisonnement d’un an à cinq ans, et d’une amende de 1.800 F à 100.000 F ». Marie-Claire, sa mère, qui l’a aidée, ainsi que 2 collègues sont inculpées pour ces faits. Mme Chevalier se tourne vers Gisèle Halimi, considérée, depuis le procès Djamila Boupacha, comme l’avocate des causes difficiles. Cette dernière lui répond : « Je vous défendrai. Mais ça va être difficile. Il vous faudra du courage et de la détermination… » Elle décide de transformer ce procès banal en procès politique pour la dépénalisation de l’avortement. L’audience se tient à huis clos, mais à l’extérieur, les associations féministes « Mouvement de libération féminine » et « Choisir » sont présentes pour soutenir les femmes accusées et leur avocate. De prestigieux témoins sont invités à témoigner par maître Halimi, qui gagne son procès. Marie-Claire est relaxée. Ce procès, qui fait jurisprudence, ouvre la voie à la loi Veil, promulguée en 1975, qui libéralise l’avortement. En 1974, Gisèle Halimi répondait à une présentatrice télé anti-avortement :
En 1978, c’est un autre procès qui la fera connaître, et changera la position du législateur sur le viol. Le procès d’Aix voit 2 femmes belges, Anne Tonglet et Araceli Castellano, en vacances dans le sud de la France, face aux hommes qui les avaient violées. En août 1974, ce jeune couple campe près de Marseille, avant de rejoindre un camp naturiste dans les Bouches-du-Rhône. Juste avant leur nuit de camping, un jeune homme les interpelle et, furieux d’avoir été repoussé, revient avec 2 amis. Il reconnaîtra au procès que c’était pour « se venger ». Anne Tonglet raconte à L’Express, en 2017 : « J’ai frappé d’un coup de marteau le premier qui est entré dans la tente, ce qui a encore plus excité leur colère et leur agressivité. Nous avons été menacées de mort, battues, séquestrées et violées. Nous avons crié à l’aide et avons été entendues, mais personne n’est venu. » Au bout de 5 heures d’horreur, les violeurs repartent, et les 2 femmes se rendent à la gendarmerie, qui vient chercher les 3 hommes chez eux. Les 2 victimes sont envoyées à l’hôpital, d’où elles gardent un souvenir traumatisant : « Le médecin et les internes ont vérifié si nous avions un hymen. Comme si le fait de ne plus être vierges faisait de nous des salopes. » Les hommes invoquent l’homosexualité de leurs victimes pour se dédouaner (il s’agit d’un délit jusqu’en 1982). Ils sont poursuivis pour coups et blessures et attentat à la pudeur, un simple délit. Choquées, les 2 victimes se tournent vers Gisèle Halimi pour les défendre. « Il a fallu trois ans et neuf mois, pour que la justice, lourde, tortueuse, humiliante, finisse par admettre » l’incompétence du tribunal correctionnel, raconte l’avocate Agnès Fichot, qui a défendu les victimes aux côtés de maître Halimi. L’affaire sera jugée aux assises, comme tout crime. Cette publicité qu’elles souhaitent donner à leur affaire a un prix : Anne Tonglet manque d’être renvoyée de l’Éducation nationale belge pour avoir « fait du tort à la réputation des écoles de Bruxelles » en « donnant trop de publicité à l’affaire », et Araceli Castellano avorte illégalement alors qu’elle est enceinte de son agresseur. En 1978, le procès s’ouvre. Le père d’un des violeurs propose aux victimes un million de francs contre le retrait de la plainte. Gisèle Halimi refuse le huis clos et, comme pour Marie-Claire quelques années auparavant, veut faire de ce procès une tribune politique pour la criminalisation du viol. Anne Tonglet se rappelle : « C’était extrêmement violent. Il y avait des crachats, on recevait des insultes, Gisèle Halimi a été giflée. C’était inouï. » Parmi les avocats de la défense, on retrouve l’actuel député Front national Gilbert Collard, qui « parlait de justice de classe, d’une bourgeoisie parisienne qui venait donner des leçons dans le sud », rapporte Anne Tonglet. Pendant tout le procès, leur vie privée est passée au crible : on dit que leur comportement était ambigu, que leur homosexualité fait par nature d’elles des « femmes faciles »… Finalement, les accusés sont condamnés à de la prison ferme et les 2 femmes sont reconnues victimes de viol. « Pour la première fois, la honte a changé de camp, devant tout le monde », affirme Mme Tonglet. En 1980, la loi change : jusqu’à cette date, c’est une loi de 1832 qui restreignait le viol à un acte de pénétration vaginale ; désormais « tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui, par violence, contrainte ou surprise, constitue un viol ». En 1977, Gisèle Halimi parlait de son combat pour criminaliser le viol :
Une femme politique
En 1981, après l’élection de François Mitterrand, elle se lance en politique et est élue députée apparentée socialiste de la 4e circonscription de l’Isère, puis ambassadrice de France à l’Unesco, de 1985 à 1986. En 1982, à l’Assemblée nationale, elle réussit à faire adopter le remboursement de l’interruption volontaire de grossesse (IVG).
Elle mène d’autres combats, contre la peine de mort, les armes nucléaires, pour la dépénalisation de l’homosexualité… En 1998, elle fait partie de la création du groupe ATTAC, Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne. En 2010, à propos de la Palestine et du sort de Gaza, la militante anti-coloniale qu’elle était répondait, dans une tribune à L’Humanité : « Je ne veux pas me taire. » Elle reste également célèbre pour certaines petites phrases : au président de Gaulle qui lui demande s’il faut l’appeler ‘Madame’ ou ‘Mademoiselle’, elle répond : « Appelez-moi maître, monsieur le Président ! » Concernant les droits des femmes, elle disait : « Je dis aux femmes trois choses : votre indépendance économique est la clé de votre libération. Ne laissez rien passer dans les gestes, le langage, les situations, qui attentent à votre dignité. Ne vous résignez jamais ! Les libertés des femmes – et singulièrement celle du choix de leurs maternités – ne sauraient être fonction de plans de restructuration ou d’économies budgétaires. Elles restent prioritaires. »