Dans son livre Voyage aux confins de l’esprit, le journaliste scientifique américain Michael Pollan nous conte l’histoire des psychédéliques. Depuis quelques années, ils sont de plus en plus étudiés par les scientifiques pour leurs effets thérapeutiques sur certains patients.
Journaliste et professeur américain, Michael Pollan publie Voyage aux confins de l’esprit, aux Éditions Quanto. Dans son livre, il raconte l’histoire des substances psychédéliques (LSD, psilocybine, DMT…) et leur retour dans les laboratoires de recherche depuis le milieu des années 2000. En effet, ces substances se montreraient particulièrement efficaces pour traiter certains cas d’addictions, de dépressions et soulager la détresse existentielle de certains patients en fin de vie. Nous vous proposons aujourd’hui de découvrir un extrait de ce passionnant ouvrage.
« Au milieu du XXe siècle, deux nouvelles molécules, des composés organiques présentant tous deux une similitude frappante, ont explosé en Occident. Elles ont changé le cours de l’histoire sociale, politique et culturelle, ainsi que le parcours individuel des millions de personnes qui y ont exposé leur cerveau. L’apparition de ces substances révolutionnaires a coïncidé avec une autre explosion historique à l’échelle mondiale : celle de la bombe atomique. Certains ont comparé les deux événements et fait grand cas de cette concomitance cosmique. De nouvelles énergies extraordinaires venaient d’être libérées et rien ne serait plus jamais comme avant.
La première de ces molécules résulte d’une découverte scientifique fortuite. Le diéthylamide de l’acide lysergique, communément appelé LSD, a été synthétisé par Albert Hofmann en 1938, peu avant que des physiciens ne procèdent pour la première fois à la fission d’un atome d’uranium. Albert Hofmann, qui travaillait alors pour l’entreprise pharmaceutique suisse Sandoz, cherchait un médicament permettant de stimuler la circulation du sang, et non un composé psychoactif. Ce n’est que cinq ans plus tard, après avoir ingéré une quantité infime de ce nouveau produit, qu’il a pris conscience de la puissance de sa création, aussi effrayante que merveilleuse.
La seconde molécule existait depuis des milliers d’années, mais personne dans les pays développés n’en avait connaissance. Produite non par un chimiste mais par un petit champignon brun et anodin, cette molécule, qui allait devenir la psilocybine, était utilisée lors de rites depuis des siècles par les peuples autochtones du Mexique et de l’Amérique centrale. Le champignon, que les Aztèques avaient baptisé teonanacatl ou « chair des dieux », a fait l’objet d’une brutale répression de l’Église catholique après la conquête espagnole, qui l’a obligé à entrer dans la clandestinité.
En 1955, douze ans après la découverte du LSD par Albert Hofmann, c’est R. Gordon Wasson, un banquier de Manhattan et un mycologue amateur, qui a fait l’expérience du champignon magique à Huautla de Jiménez, petite ville située dans le sud de l’État mexicain d’Oaxaca. Deux ans plus tard, il a publié, dans le magazine Life, un récit d’une quinzaine de pages sur les « champignons qui provoquent d’étranges visions ». Le grand public a alors appris l’existence d’une forme nouvelle de conscience (en 1957, seuls les chercheurs et les professionnels de la santé mentale connaissaient le LSD). Il faudra attendre plusieurs années encore pour que l’on comprenne véritablement l’ampleur de cette découverte, mais l’histoire de l’Occident venait de basculer.
Il est difficile de sous-estimer l’impact de ces deux molécules. L’avènement du LSD peut être associé à la révolution qu’a connue la neurologie dans les années 1950, lorsque des scientifiques ont découvert le rôle des neurotransmetteurs dans le cerveau. Après avoir observé que quelques microgrammes de LSD provoquaient des symptômes proches de ceux de la psychose, des scientifiques ont commencé à investiguer l’origine neurochimique de troubles mentaux jusqu’alors considérés comme psychologiques.
À la même période, les psychédéliques ont fait leurs débuts en psychothérapie pour le traitement de troubles comme l’alcoolisme, l’anxiété ou la dépression. Pendant une bonne partie des années 1950 et au début des années 1960, nombreux sont ceux qui, dans le milieu de la psychiatrie, ont considéré le LSD et la psilocybine comme des médicaments miracles. L’apparition de ces deux composés est également liée à l’essor de la contre-culture des années 1960 et tout particulièrement à son ton et à son style. Pour la première fois dans l’histoire, les jeunes possédaient un rite de passage bien à eux : le voyage, ou trip sous acide. Plutôt que de marquer l’entrée dans le monde adulte, le trip leur a ouvert les portes d’un univers psychique presque insoupçonné de leurs parents. La société s’en est trouvée, pour le moins, ébranlée.
Pourtant, à la fin des années 1960, les ondes de choc sociales et politiques provoquées par ces molécules ont semblé décliner. Le côté obscur des psychédéliques a fait l’objet d’une médiatisation croissante – bad trips, crises psychotiques, hallucinations, suicides – et à partir de 1965, la liberté festive associée à ces nouvelles drogues a cédé la place à une véritable panique. Les élites culturelles et scientifiques se sont détournées des psychédéliques aussi rapidement qu’elles les avaient adoptés. A la fin de la décennie, les psychédéliques, jusqu’alors légaux dans de nombreux pays, ont été interdits et leur usage est devenu clandestin. L’une des deux bombes du XXe siècle semblait ainsi avoir été désamorcée.
S’est alors produit quelque chose d’aussi inattendu que déterminant, lorsqu’au début des années 1990 un petit groupe de chercheurs, de psychothérapeutes et de « psychonautes », convaincus que la science et la culture avaient délaissé une précieuse découverte, ont discrètement décidé de se la réapproprier. Après plusieurs décennies de répression et d’oubli, les psychédéliques connaissent aujourd’hui une renaissance. Une nouvelle génération de scientifiques, dont bon nombre inspirés de leur propre expérience, investiguent l’efficacité potentielle de ces substances dans le traitement d’affections mentales comme la dépression, l’anxiété, les traumatismes et les addictions. Dans le même temps, d’autres chercheurs associent les psychédéliques à de nouvelles méthodes d’imagerie cérébrale pour explorer les liens entre le cerveau et l’esprit afin d’élucider certains des mystères de la conscience.
Une bonne manière de comprendre le fonctionnement d’un système complexe est de le perturber et d’observer les conséquences. Quand on provoque des collisions entre atomes, un accélérateur de particules les force à révéler leurs secrets. De façon similaire, en administrant des psychédéliques précisément dosés à un patient, les neuroscientifiques peuvent profondément perturber l’état de conscience ordinaire de leur sujet au point d’entraîner une dissolution de l’ego et de provoquer ce que l’on appelle une « expérience mystique ». Pendant l’expérience, des appareils d’imagerie enregistrent les changements intervenus dans l’activité cérébrale et les modes de transmission synaptique. Ces travaux donnent déjà un aperçu surprenant des « corrélats neuronaux » de la conscience de soi et de l’expérience spirituelle. Le cliché éculé des années 1960 selon lequel les psychédéliques permettent de comprendre et d’ « élargir » la conscience ne paraît dès lors plus si ridicule. »