La grippe espagnole est l’épidémie la plus mortifère de l’histoire. Avec environ un tiers de la population mondiale contaminée, elle a tué environ 50 millions de personnes, dont 675 000 Américains. Pourtant, les médiateurs de l’histoire américaine en font si peu mention qu’elle semble absente de leur mémoire, comme l’historien Alfred W. Crosby l’a énoncé en la nommant « la pandémie oubliée des États-Unis ».
Une tragédie sans précédent
Avec un bilan de 50 millions de morts dans le monde et 675 000 aux États-Unis, la grippe espagnole a profondément bouleversé les années 1918 et 1919. La pandémie fut d’autant plus pernicieuse qu’elle s’attaquait également aux jeunes adultes âgés de 20 à 40 ans, ce qui n’était pas le cas des grippes précédentes. La pandémie rafla ainsi de très nombreux jeunes parents, laissant bambins et nourrissons à l’abandon.
Le contexte historique de ces années-là n’a évidemment pas aidé les États-Unis à se relever de ce drame. A peine sorti de la Première Guerre mondiale, le pays se trouvait au milieu d’une très importante récession et affrontait de nombreuses grèves, dont la première grève générale de Seattle. 1919 est aussi pour eux l’année de l’Eté rouge, où des centaines de personnes noires furent sauvagement assassinées par les suprémacistes blancs dans une trentaine de villes à travers le pays, entre la fin de l’hiver et le début de l’automne. Des suites de cela, les Noirs américains, qui avaient servi le pays pendant la guerre, agitèrent le pays en réclamant haut et fort les droits qui leur étaient dus. S’ajoute à cela la Peur rouge, qui sévit entre 1917 et 1920. Cette première violente répression de groupes anarchistes et communistes, ponctuée de ripostes de la part de ces derniers, s’est traduite par de multiples bombardements.
Un tel flot d’événements est difficile à ingérer, et encore plus à appréhender dans l’étendue de leur gravité. De fait, la grande majorité des historiens, dans les décennies qui suivirent la pandémie, se concentrèrent essentiellement sur la Première Guerre mondiale.
La professeure Nancy Tomes met en garde ses étudiants d’université : « Lorsque je donne mon cours d’histoire, je dis à mes étudiants que 1919 a sa place sur le podium des pires années de l’histoire américaine. » Difficile de tourner la page, pourrait-on dire, mais cette page semble à peine avoir été écrite.
Un corps médical désemparé, dont la mémoire est aujourd’hui chamboulée
A une époque où les scientifiques et médecins se targuaient d’un grand progrès dans le contrôle des maladies infectieuses, le corps médical est tombé de haut. La grippe espagnole a sévi à partir de mars 1918, puis a frappé de nouveau pour une seconde vague, plus assassine encore, au début de l’automne. Celle-ci a notamment dévasté le Fort Devens, dans le Massachusetts, où un tiers des 15 000 résidents furent contaminés, et parmi lesquels 800 trouvèrent la mort. Victor Vaughan était l’un des médecins qui a témoigné de cette catastrophe. Pourtant, il la mentionne à peine dans son livre, A Doctor’s Memories (Les Mémoires d’un médecin), publié en 1926. « Je ne rentrerai pas dans l’histoire de la grippe espagnole », écrit-il, en résumant simplement qu’elle n’épargna personne et qu’elle « étala son drapeau en plein sur la face de la science ». De la même manière, la grippe est remarquablement absente du livre que Hans Zinsser publie en 1935, Rats, Lice and History, sur le rôle de la maladie dans l’Histoire, alors même que ce dernier avait travaillé pour le département médical de l’armée américaine pendant la pandémie.
Bien plus que le déni d’une défaite, il s’agit manifestement d’un déni post-traumatique. Pour Vaughan, qui était au départ très optimiste sur l’aptitude des médecins à combattre une telle épidémie, ce fut, selon Nancy Bristow, « un évènement traumatique ». Pour cette enseignante à la tête du département d’histoire de l’université de Puget Sound, la grippe espagnole a conduit Vaughan à « remettre en question sa profession, les connaissances qu’il pensait avoir, et les progrès que lui et ses collègues croyaient avoir faits ».
La pénurie de sources primaires affecte inévitablement la quantité de sources secondaires, malgré la bonne volonté des chercheurs et chercheuses. Ainsi, pour Carol R. Byerly, autrice de Fever of War : The Influenza Epidemic in the U.S. Army during World War I (La fièvre de la guerre : la grippe espagnole dans l’armée américaine pendant la Première Guerre mondiale), « l’une des raisons pour lesquelles on ne parle plus de la grippe depuis 100 ans est que ces médecins eux-mêmes ne nous l’ont pas relatée ». D’après elle, les mentions de la pandémie se résument à des phrases telles que : « Nous n’avons connu que la grippe espagnole, comme maladie infectieuse », ou encore « Notre Fort a su bien gérer la situation, mis à part pour la grippe espagnole ».
S’ajoute au silence des médecins une absence de relais de témoignages personnels dans les médias. On garde en mémoire Angelo Paluda, un homme parti chercher un médecin en pleine nuit à Chicago, alors que sa famille était frappée par la grippe. Désespéré par des frais médicaux auxquels il ne pouvait prétendre et une absence totale de considération pour les familles de milieux défavorisés, il s’est suicidé en se jetant dans la rivière de Chicago. L’effacement des témoignages de cette pandémie n’affecte pas seulement l’historiographie, mais bien les individus. N. Bristow rappelle combien il est important, pour les victimes d’un traumatisme, d’en parler et d’être entendu.
Par Solene Planchais, le
Source: History
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