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Fritz Haber, prix Nobel et… père de la guerre chimique

Chimiste allemand réputé, Fritz Haber reçoit le prix Nobel en 1919 pour sa synthèse de l’ammoniac, un procédé révolutionnaire qui a transformé l’agriculture et contribué à sauver des millions de vies. Mais cette distinction ne tarde pas à susciter la controverse, puisque le scientifique s’est également illustré durant la Première Guerre mondiale en développant des gaz toxiques responsables de la mort de milliers de soldats. Retour sur la vie de ce personnage complexe.

À LA FOIS HÉROS ET CRIMINEL

Le 22 avril 1915 aux alentours de 18 heures, un nuage de vapeur jaune pâle atteint les lignes alliées à Ypres, en Belgique. Ce véritable mur de plus de 5 kilomètres de large traverse le no man’s land et descend dans les tranchées occupées par une division d’infanterie coloniale. Les hommes commencent à tousser et à s’étouffer sous l’effet de vapeurs toxiques. Un soldat canadien témoin du carnage déclarera à ce sujet : « La curiosité laisse place à la douleur. Une sensation de brûlure intense au niveau de la tête, l’impression que vos poumons sont perforés par des aiguilles chauffées à blanc et que votre gorge est violemment comprimée ».

La première grande attaque au gaz toxique de la Première Guerre mondiale vient de commencer, et elle va coûter la vie à des dizaines de soldats alliés, mortellement asphyxiés par les émanations toxiques.

L’utilisation des gaz toxiques durant la Première Guerre mondiale sera responsable de la mort de près de 100 000 soldats

Bien que l’utilisation de « gaz asphyxiants ou nocifs » ait été officiellement interdite lors de la Convention de La Haye en 1899, le gaz sera finalement utilisé par les deux camps lors du conflit. En Allemagne, son plus ardent défenseur est Fritz Haber, brillant chimiste et ami proche d’Albert Einstein. C’est lui qui orchestre personnellement l’attaque d’avril 1915 à Ypres, et qui développe par la suite une foule d’autres agents chimiques destinés à être utilisés sur les champs de bataille.

Fritz Haber photographié dans son laboratoire en 1905

Des actes fermement condamnés par une grande partie de la communauté scientifique de l’époque, qui qualifie alors Haber de criminel de guerre. Pourtant, avant d’être surnommé le « père de la guerre chimique », le scientifique jouissait d’une réputation bien différente, puisqu’il avait mis au point un procédé révolutionnaire ayant contribué à sauver des millions de vies au début du 20e siècle.

Né en 1868 à Breslau, en Prusse, Fritz Haber grandit au sein d’une famille juive et étudie ensuite la chimie sous la direction de Robert Bunsen (qui a donné son nom au fameux bec Bunsen), et enseigne à l’Université technique de Karlsruhe en Allemagne à partir de 1894. Au cours des années qui suivent, le jeune scientifique tenace mène de nombreuses recherches et rédige un manuel fondateur sur l’électrochimie.

Il entre dans l’Histoire en 1909, lorsqu’il résout l’un des problèmes les plus urgents auxquels le monde industrialisé est confronté. À l’époque, les scientifiques craignent qu’une pénurie d’engrais azotés n’entraîne une famine sans précédent à l’échelle mondiale. L’agriculture repose alors sur le fumier, le guano de chauve-souris et d’autres substances riches en azote pour enrichir les terres, et beaucoup estiment que la population de la planète augmente trop rapidement pour que ces méthodes puissent suivre le rythme.

L’un des appareils utilisés par Fritz Haber pour synthétiser de l’ammoniac

Grâce à une expérimentation minutieuse, il met au point une méthode révolutionnaire permettant de « fixer » l’azote dans l’atmosphère en le combinant à de l’hydrogène pour créer de l’ammoniac : un engrais naturel. Connu sous le nom de « procédé Haber-Bosch », cette technique permet de synthétiser l’ammoniac à échelle industrielle.

Le « coup de maître » de Haber permet d’éviter une terrible famine, mais ouvre également la voie à un chapitre plus controversé de sa prolifique carrière scientifique. À l’aube de la Première Guerre mondiale, l’Allemagne se tourne vers ses recherches pour nourrir à la fois ses citoyens et développer son armement chimique : des dizaines d’usines produisant de l’ammoniac voient le jour dans tout le pays. Selon de nombreux historiens, l’Allemagne aurait été à court d’armes en l’espace de quelques années sans la production industrielle d’ammoniac rendue possible par le procédé Haber-Bosch.

Dès la fin de l’année 1914, il se consacre exclusivement à la production d’armes chimiques et devient le principal partisan de l’utilisation de gaz toxiques pour chasser les soldats ennemis de leurs tranchées et sortir de l’impasse sur le front occidental. De nombreux officiers militaires allemands protestent et estiment que le gaz est une arme « inhumaine et déloyale », mais Haber soutient qu’il n’est pas plus odieux que les balles ou les obus, allant même jusqu’à avancer que la guerre sera « largement écourtée » et que des « millions de vie seront sauvées » grâce à son utilisation.

Attaque au chlore gazeux durant la Première Guerre mondiale

Les troupes allemandes allemandes reçoivent finalement l’ordre de déployer ces armes chimiques lors de la seconde bataille d’Ypres. Lorsque le vent tourne le 22 avril, les soldats ouvrent près de 6 000 barils pressurisés et libèrent 150 tonnes de chlore gazeux sur les tranchées alliées. Les officiers britanniques et français dénoncent l’attaque comme étant barbare et cruelle, mais Haber la considère comme une démonstration puissante de « l’effet psychologique » que le gaz a sur l’ennemi.

Également chimiste, Clara Immerwahr, son épouse, ne peut supporter les conséquences terribles de ses travaux. Elle se suicide le 2 mai 1915 en se servant du revolver de Haber, une semaine seulement après la première attaque au gaz perpetrée par l’armée allemande.

Malgré la mort tragique de son épouse, Haber se remet rapidement au travail et développe de nouveaux agents toxiques comme le phosgène et le gaz moutarde. Au plus fort du conflit, son programme inclut plus de 1 500 soldats et scientifiques. Lorsque la guerre s’achève, les attaques au gaz ont causé la mort de quelques 90 000 soldats.

En novembre 1919, Fritz Haber reçoit le prix Nobel de chimie pour ses travaux ayant permis la synthèse de l’ammoniac. Une nouvelle qui déclenche une vague d’indignation au sein de la communauté scientifique européenne. En signe de protestation, deux lauréats français du Nobel refusent leurs prix, tandis qu’un autre savant qualifie Haber de « moralement inapte à recevoir les honneurs et les bénéfices d’un prix Nobel ».

POUR DE NOMBREUX SCIENTIFIQUES, HABER EST « MORALEMENT INAPTE À RECEVOIR ET LES HONNEURS ET LES BÉNÉFICES D’UN PRIX NOBEL »

En bon patriote, Haber continue à soutenir son pays après la Première Guerre mondiale et se lance dans une quête audacieuse visant à obtenir de l’or à partir de l’eau de mer : un processus censé aider l’Allemagne à rembourser sa dette de guerre paralysante. Le projet échoue misérablement et Haber démissionne finalement en 1933, pour protester contre les mesures antisémites prises par Hitler. Souffrant d’insuffisance cardiaque, il meurt un an plus tard, à l’âge de 65 ans.

Ironie du sort, les Nazis se baseront sur l’un des pesticides mis au point par l’Institut Haber pour créer le terrible Zyklon B. Ce gaz sera utilisé dans les camps de la mort durant la Seconde Guerre mondiale, et on comptera parmi ses nombreuses victimes des membres de la famille de Fritz Haber. Personnage controversé considéré à la fois comme un héros et un criminel, le « père de la guerre chimique » aura malgré tout contribué à sauver des millions de personnes de la famine au début du 20e siècle en révolutionnant la production industrielle d’engrais. Aujourd’hui encore, on estime que le procédé Haber-Bosch permet de fournir la moitié des terres cultivées de notre planète en engrais azoté.

Par Yann Contegat, le

Source: History

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