Œuvre incontournable de l’art de la tapisserie de la fin du XVe siècle pour certains, ou du début du XVIe siècle pour d’autres, la tenture dite de La Dame à la licorne est une composition de six tapisseries différentes. Actuellement conservé au Musée national du Moyen Âge – Thermes et hôtel de Cluny, à Paris, ce chef-d’œuvre aux mille fleurs et jardins féeriques fait encore couler beaucoup d’encre et nombreux sont ceux qui tentent d’en percer tous les mystères. Aujourd’hui, nous vous proposons une étude de cette œuvre d’art pour vous plonger, ou bien vous replonger, au cœur de ces célèbres tapisseries.
Des origines incertaines
Les origines de la tenture de La Dame à la licorne demeurent encore aujourd’hui particulièrement mystérieuses. Selon les spécialistes en la matière, ces six tapisseries seraient inspirées d’une légende allemande datant du XVe siècle. Elles auraient de surcroît été tissées dans les Flandres, à une date encore inconnue, mais qui se situerait entre 1484 et 1538.
Par ailleurs, son style se rapprochait de celui du Maître d’Anne de Bretagne, autrement dit l’enlumineur et graveur Jean d’Ypres, ou bien son frère Louis, ayant travaillé et réalisé pour cette commanditaire la série de tapisseries réalisées entre 1495 et 1505, La Chasse à la licorne. Ces deux frères sont issus d’une même lignée de peintres, lignée qui aurait probablement été une source d’inspiration pour la réalisation des tapisseries.
Les tapisseries de La Dame à la licorne ont été datées de la fin du XVe siècle. Néanmoins, selon Jules Guiffrey, historien de l’art français et membre de l’Académie des beaux-arts, elles dateraient plutôt du tout début du XVIe siècle. Il attribue également l’élaboration de la tenture aux ateliers de l’Auvergne, situés soit à Felletin, commune française située dans le département de la Creuse, ou bien à Aubusson, qui se trouve également dans le département de la Creuse. Il a tout de même souligné que La Dame à la licorne peut aussi être liée à la maison lyonnaise des Le Viste.
Identité du commanditaire et date de création : entre débats et interrogations
De nos jours, l’identité du commanditaire de La Dame à la licorne mais également sa date de création demeurent encore floues et laissent place à de nombreux débats et interrogations. En premier lieu, le blason que l’on aperçoit sur ces diverses tapisseries laisse sous-entendre qu’elles sont liées à un membre de la famille Le Viste, probablement Jean IV Le Viste, magistrat d’origine lyonnaise et président de la Cour des aides, cour souveraine d’Ancien Régime, de Paris à partir de 1484.
Bien plus tard, en 1963, Maurice Dayras, érudit, fit remarquer qu’aucune preuve ne pouvait attester que cette tenture pouvait être attribuée à Jean IV Le Viste, le blason représenté en armes pleines ne respectant pas le langage héraldique, autrement dit venant du nom héraut, celui annonçant les chevaliers entrant en lice, et la contrariété des couleurs.
De récentes analyses menées par Carmen Decu Teodorescu, historienne de l’art, ont montré à leur tour que Jean IV Le Viste aurait dû être associé à un blason respectant le principe suivant qui respecte l’usage des émaux à partir des deux groupes suivants : tout d’abord les métaux avec l’or (jaune) et l’argent (blanc) puis avec les couleurs, comme le rouge (gueules), le bleu (azur), le vert (sinople) et enfin le noir (sable). Un blason ne peut donc comporter deux émaux d’un seul et même groupe. Celui qui est attribué à Jean IV Le Viste est de couleur bleu et rouge. Cette historienne de l’art attribue donc La Dame à la licorne à un membre d’une branche cadette de la famille Le Viste.
Les difficultés rencontrées pour attribuer cette tenture à Jean IV Le Viste en tant que commanditaire semblent donc laisser sous-entendre qu’elle devrait plutôt être associée à Antoine II Le Viste, magistrat, ambassadeur plénipotentiaire et administrateur français, descendant de la branche cadette de cette famille et cousin germain de Jean IV Le Viste. Carmen Decu Teodorescu en a donc conclu que ces tapisseries ont dû être commandées par Antoine II Le Viste. Un hypothèse d’autant plus renforcée lorsque l’on sait que son blason est apposé sur la rose méridionale de l’église Saint-Germain-l’Auxerrois, située à Paris, qui a d’ailleurs été commandé par le magistrat en personne en 1532.
Ainsi, les études des armoiries de cette famille d’origine lyonnaise prouvent que cette tenture n’a pas été réalisée vers 1480 mais bien plus tard, autour de 1500. Si son contexte de création a pu être récemment déterminé, cette œuvre d’art suscite tout de même encore des interrogations au sujet de sa symbolique et de la morale qu’il faut en retirer. De plus, nous ne savons toujours pas dans quel ordre se succèdent les différentes tapisseries qui la composent.
Une construction en six tapisseries autour de l’évocation des cinq sens
Le tenture de La Dame à la licorne est organisée en six tapisseries différentes dont cinq d’entre elles forment une allégorie des cinq sens. Ces cinq sens sont eux-mêmes symbolisés par les occupations de la Dame présente sur chacune d’entre elles. Voici donc les cinq sens et leur signification :
- Le toucher : La Dame tient la corne de la licorne ainsi que le mât d’un étendard.
- L’odorat : Alors que la Dame fabrique une couronne de fleurs, un singe respire le parfum d’une fleur.
- Le goût : La Dame attrape ce qui semble être une dragée déposée dans une coupe que lui tend sa servante puis l’offre à un oiseau.
- La vue : La licorne s’admire dans un miroir tenu par la Dame.
- L’ouïe : La Dame joue d’un orgue.
La sixième et dernière tapisserie représente quant à elle le sixième sens. Sur celle-ci, on peut y lire les initiales A et I ainsi que la devise Mon seul désir en haut de la tente bleue située au centre de la tapisserie. En outre, il faut savoir que Mon seul désir occupe une place centrale pour comprendre l’ensemble de la tenture.
Cette sixième tapisserie a également inspiré deux hypothèses principales. La première d’entre elles évoque une conception platonicienne selon laquelle pour accéder à la connaissance, l’être humain possède cinq sens conduisant au sixième qui n’est autre que l’intellect. Pour Platon, les sens sont effectivement guidés par ce que l’on appelle le désir, qui vise à atteindre la connaissance et l’intelligence. Ainsi, chacune des cinq autres tapisseries mène à l’acquisition de la connaissance représentée sur la sixième tapisserie. Cette dernière est donc le symbole de la recherche de l’intellect par les sens.
La deuxième hypothèse s’appuie quant à elle sur Moralité du cœur et des cinq sens de Jean de Gerson qui relie le sixième sens au cœur qui permettrait de se recentrer sur soi-même et donnerait ainsi place à une certaine intimité du corps et au libre arbitre. Cette intimité serait d’ailleurs symbolisée par l’intérieur de la tente.
Par ailleurs, dans un poème datant de 1501, le diplomate et poète Olivier de La Marche s’adresse à la princesse Éléonore de Habsbourg et lui conseille de renoncer aux plaisirs de ses sens et d’ouvrir son cœur pour qu’il soit enfin “riche d’aulmosnes généreuses”. Dans Mon seul désir, la Dame enlève par exemple son collier qu’elle portait dans les tapisseries précédentes. Jean-Patrice Boudet a également expliqué que cette sixième tapisserie serait en réalité une allégorie du cœur ayant poussé la Dame à la charité chrétienne. Dans un article datant de 1977, l’historien de l’art Alain Erlande-Brandenburg a de surcroît émis l’hypothèse que cette dernière tapisserie pourrait être le symbole du renoncement aux sens.
L’ombre d’une société
La tenture de La Dame à la licorne est également l’ombre d’une certaine société. Une Dame élégamment habillée est également présente sur chaque tapisserie. Ses traits d’une finesse particulière, que l’on retrouve dans chacune d’entre elles, laissent penser qu’il s’agit de la même personne habillée différemment à chaque fois. Dans Le Goût, L’Ouïe, L’Odorat et Mon seul désir, cette femme est accompagnée d’une seconde de plus petite taille. Il s’agit probablement de sa suivante. Néanmoins, la préciosité de ses toilettes, de ses bijoux ainsi que de ses coiffures laisse sous-entendre qu’il s’agirait plutôt d’une demoiselle, terme datant du Moyen Âge et désignant une personne de l’entourage d’une reine ou princesse.
Par ailleurs, le physique longiligne de ces deux femmes rappelle fortement celui des canons de beauté du Moyen Âge. L’association des robes, les bijoux torsadés, les pendentifs et les coiffures en aigrette, autrement dit une mèche de cheveux relevée sur le devant de la tête, représentent le style de 1500. Enfin, cette tenture peut être associée aux allégories courtoises du Roman de la Rose du XIIIe siècle, œuvre de Guillaume de Lorris.
Des tapisseries “mille-fleurs”
Ces tapisseries sont enrichies de motifs floraux, de jardins féeriques, de discrètes élévations de terre et d’une couleur rouge vermeil imposante symbolisant originellement une forte volonté et qui contraste avec la couleur bleu sombre. Ces motifs naturalistes rappellent notamment ceux des tapisseries dites “mille-fleurs”. Cette expression symbolise la prolifération des petites fleurs et feuillages répartis de manière régulière sur un fond de couleur unie sur les tapisseries datant de la fin du XVe siècle et du début du XVIe siècle. Des petits animaux, aussi bien domestiques que sauvages, peuvent également y être introduits. Cela est bel et bien le cas dans ces six tapisseries où l’on aperçoit des arbustes, tels que des orangers, des pins, du houx ou encore des chênes, mais aussi des petites fleurs, comme des pâquerettes, du muguet ou encore du jasmin, aussi bien sous la forme de bouquets que plantés à même la terre. On aperçoit également plusieurs petits animaux (singes, chiens, lapins, héron) qui semblent se promener sur l’ensemble de la surface rouge.
Au sein de cette nature paradisiaque, voire utopique, la licorne est parfois actrice ou spectatrice. Elle est également accompagnée d’un lion. Cette nature porte également sur chaque tapisserie les armoiries de la famille Le Viste. Tous ces petits détails créent ainsi une certaine unité entre chacune d’entre elles.
Une multitude de symboles
Si ces animaux habillent chaque tapisserie, ils représentent également une multitude de symboles. Tout comme les toilettes et les fleurs, les animaux apportent à cette tenture une lecture courtoise. Les tapisseries deviennent alors un véritable jardin d’harmonie et d’amour.
Dans L’Odorat, la Dame fabrique une couronne de fleurs que le singe semble humer avec plaisir. Une scène qui désignerait une forme de dualité entre illusions et réalités, erreurs et vérités ou le bien et le mal, tout à fait propres aux perceptions de l’Homme.
Par ailleurs, dans Le Goût, la Dame donne une dragée à un oiseau. Une licorne, espèce légendaire symbolisant l’Incarnation chrétienne et un amour mystique des plus inaccessibles, encadre cette scène tout en fixant le spectateur. De l’autre côté, le lion lui fait face et se dresse fièrement vers la Dame. Le lion et la licorne sont d’ailleurs présents sur les six tapisseries et portent, à chaque fois, des bannières, étendards, capes et écus aux armoiries de la famille Le Viste. En outre, le singe que l’on aperçoit déguster un fruit pourrait également être une représentation du péché originel.
Le lapin est également omniprésent : on en compte trente-quatre, les six tapisseries réunies. Ce petit animal symbolise la chasse ainsi que la reproduction. Le chien symbolise quant à lui le foyer conjugal.
Par ailleurs, dans Le Toucher, le lion, la licorne et les plus petits animaux semblent être tous unis au cœur d’une même scène paisible. De plus, le léopard blanc situé en haut du tableau paraît fier d’appartenir à ce monde particulièrement ouvert à toute transcendance.
Tous ces animaux sont donc riches en symboles et portent les armoiries de la famille commanditaire de cette tenture. Ils illustrent également une certaine noblesse. En effet, dans Le Toucher, par exemple, la Dame, des plus majestueuses, porte une bannière ainsi que la corne de la licorne comme pour signifier une union glorieuse entre les forces de la terre et celles de l’esprit.
Une œuvre inscrite dans la culture populaire
Enfin, il est intéressant de montrer que la tapisserie de La Dame à la licorne occupe également une place importante au sein de la culture populaire. Tout d’abord, elle a inspiré plusieurs auteurs, comme René Barjavel et Olenka De Veer pour Les Dames à la licorne, Franck Senninger pour La Belle à la licorne, Yannick Haenel pour À mon seul désir ou encore Tracy Chevalier pour La Dame à la licorne.
En outre, ces six tapisseries ont été très importantes pour Aristide Maillol qui décida d’ouvrir un atelier de tapisserie à Banyuls-sur-Mer à la fin du XIXe siècle. Il donna alors un goût de renouveau au genre de la tapisserie à l’aube de l’art moderne.
Ainsi, la tenture de La Dame à la licorne est encore aujourd’hui un chef-d’œuvre incontournable qui en inspire plus d’un. Cet incontournable monument de poésie méditative est également considéré comme l’une des plus grandes œuvres de l’art occidental.
De Thomas Paynheim à Cécile Breton
Bonjour Madame,
j’ai fait une étude sur la symbolique des tapisseries de la Dame à la licorne dont je voudrais vous faire part afin d’échanger nos points de vue.
Je souhaiterais entrer en contact avec vous.
Bonjour,
vous pouvez m’écrire sur
thomas.paynheim@outlook.com
Cordialement