La minuscule île caribéenne de Providencia, rattachée à la Colombie, compte environ 6 000 habitants et est relativement peu fréquentée par les touristes. Mais une fois par an, l’armée colombienne se rend sur les lieux pour mener à bien une étrange mission : protéger les crabes noirs, une espèce endémique de l’île, durant leur brève migration.
UN SPECTACLE PEU COMMUN
Cette espèce vit majoritairement sur la terre ferme, mais une fois par an, ses représentants rejoignent la mer pour se reproduire. Les crabes noirs, identifiables à leur carapace sombre et à leurs pattes rouges, pondent leurs œufs dans le sable, et à la suite d’une période d’incubation de deux semaines, les larves éclosent et se développent pendant trois semaines dans la mer. Les jeunes crabes qui survivent regagnent ensuite le rivage pour y poursuivre leur développement.
La migration des crabes est un phénomène bien connu en Colombie et représente bien plus qu’une simple occasion de prendre des photos. En effet, depuis des centaines d’années, le crabe noir est un mets de choix pour les insulaires, comme l’explique Winston Arenas Jay, guide touristique de 38 ans ayant grandi à Providencia « Le crabe noir signifie beaucoup pour notre peuple, il fait partie de notre identité, de nos traditions et de notre culture. »
LE CRABE NOIR FAIT PARTIE DE LA CULTURE DE PROVIDENCIA
Bien que cette espèce ne soit pas réputée pour son agressivité, les parents des enfants qui grandissent sur l’île n’hésitent pas à leur dire que les crabes les dévoreront vivants s’ils n’obéissent pas immédiatement, preuve supplémentaire de leur importance dans la vie des locaux. Armés de lampes, ces derniers les chassent une fois la nuit tombée et les gardent vivants dans de grandes boîtes afin qu’ils ne s’échappent pas.
Les crabes sont tués et bouillis le lendemain, la plupart du temps par les femmes de l’île qui utilisent ensuite de petits couteaux pour séparer leur chair de leur coquille. Il s’agit d’une technique appelée « cueillette » qui nécessite un certain savoir-faire. Comme l’explique Jay : « Le crabe noir est un mets populaire sur l’île. Traditionnellement, il est bouilli ou cuit à l’étouffée, accompagné de riz ou servi en soupe ».
Si la chasse au crabe noir était autrefois un pratique durable, en raison du nombre relativement restreint de résidents vivant à Providencia, tout a changé ces dernières années avec l’incroyable essor du tourisme dans la région. Si le nombre de touristes dans l’archipel de San Andrés, Providencia et Santa Catalina était de 340 000 personnes en 2008, il s’élève aujourd’hui à plus de 960 000.
Aujourd’hui, la majorité des crabes capturés sur l’île sont destinés à San Andrés, où leur délicate chair se négocie à des prix très élevés, ce qui explique pourquoi les chasseurs de crabe locaux ont intensifié leurs activités depuis quelques années. Ajoutez à cela l’augmentation du trafic routier et la déforestation, et vous comprenez aisément pourquoi la population de cette espèce endémique est en chute libre.
SURPÊCHE, DÉFORESTATION ET AUGMENTATION DU TRAFIC ROUTIER MENACENT DIRECTEMENT LA PÉRENNITÉ DU CRABE NOIR
Bien qu’il n’y ait pas de statistiques précises sur le nombre de crabes peuplant l’île, plusieurs pêcheurs locaux affirment que leur nombre de prises a drastiquement chuté ces dernières années. Pour remédier à cela, les pouvoirs publics ont mis en place une interdiction saisonnière (capture, consommation et vente de crabes noirs sont désormais interdites du 1er avril au 31 juillet).
L’ARMÉE COLOMBIENNE SURVEILLE ÉTROITEMENT LA MIGRATION DES CRABES
Depuis près de dix ans, le gouvernement colombien envoie chaque année l’armée sur l’île de Providencia afin de veiller à ce que l’interdiction soit respectée et de protéger ces milliers de crabes durant leur migration. Des postes de contrôle sont installés et des officiers de la « Division de Surveillance des Crabes » armés de fusils automatiques dépêchés sur l’île pour surveiller les tronçons de route fermés à la circulation que les crabes empruntent lorsqu’ils migrent.
Durant cette période d’interdiction de quatre mois, les habitants du coin adoptent une technique qu’ils nomment affectueusement « l’écart de crabe », une compétence indispensable pour s’assurer que les précieux crabes ne finissent pas en bouillie au milieu de la chaussée. La plupart des insulaires utilisant des cyclomoteurs, ils sont souvent contraints de faire de brusques embardées au guidon de leur engin afin d’épargner les crustacés.
Voir ces milliers de crabes noirs traverser l’île est un spectacle peu commun. Mais le travail de l’armée colombienne ne s’arrête pas là. Une fois que les mères ont atteint la mer, les militaires sont chargés de protéger les bébés crabes jusqu’à leur retour sur la terre ferme, où ils poursuivront leur croissance.
Ces différentes mesures de protection sont renforcées par une convention locale connue sous le nom de « Résolution Coralina », qui reconnaît les menaces que représentent la surpêche, la déforestation et l’urbanisation pour les crabes noirs, et souligne également l’importance écologique de cette espèce endémique pour l’île de Providencia.
Mais cela n’est malheureusement pas suffisant, comme le souligne Maria Alexandra, porte-parole du ministère de l’environnement colombien : « Beaucoup d’insulaires gagnent leur vie grâce au crabe noir et ce crustacé représente également une part importante de l’identité des locaux. Il est indispensable que ce travail de sensibilisation et que les actions menées par l’armée se poursuivent afin de pouvoir préserver cette espèce ».
« IL EST INDISPENSABLE QUE CE TRAVAIL DE SENSIBILISATION ET QUE LES ACTIONS MENÉES PAR L’ARMÉE SE POURSUIVENT AFIN DE POUVOIR PRÉSERVER CETTE ESPÈCE »
De nombreux habitants de Providencia estiment que ces actions restent insuffisantes. Ils militent notamment pour que les voitures ne puissent pas circuler sur l’île durant la saison de migration des crabes noirs, et que les pouvoirs publics créent une loi interdisant la vente des crustacés à San Andrés. Cela garantirait l’avenir de cette espèce, et permettrait aux générations futures de profiter de cette part importante de la culture et de la gastronomie de l’île.