Nos ancêtres ont laissé derrière eux beaucoup de mystères. Cependant, quelques vestiges ont résisté aux millions d’années et ont pu nous éclairer aussi bien sur leur physionomie que sur certains de leurs modes de vie. Si les fossiles trouvés ont très longtemps été incomplets, le lac Turkana, au Kenya, a joué un rôle crucial dans la connaissance que nous avons de nos ascendants.
C’est en effet dans ce lac perdu au fin fond du désert au nord-est du Kenya que des vestiges préhistoriques incroyablement précieux ont été conservés. Les archéologues ont notamment trouvé le squelette d’un jeune garçon, décédé aux environs de 8 ans : le garçon de Turkana. Ses os auraient coulé dans les sédiments du lac, où ils ont été conservés pendant plus d’un million d’années. C’est, en 2016, le fossile humain datant de l’âge de pierre le plus complet qui n’ait jamais été découvert.
Ce squelette figure parmi plein d’autres fossiles humains découverts près du lac. Ensemble, ils couvrent quatre millions d’années de l’évolution humaine. Le lac Turkana a permis d’apprendre énormément de choses sur nos origines et sur la façon dont vivaient nos ancêtres.
Aujourd’hui, ce lac est situé au coeur d’un environnement très sec et hostile, mais cela n’a pas toujours été le cas. Il y a environ deux millions d’années, ce lac était beaucoup plus vaste et entouré de verdure. Selon les périodes, les changements climatiques ont rétréci et même fait disparaître ce lac.
Dans des temps plus humides, nos ancêtres ont donc occupé ce terrain aussi idéal pour vivre que pour la conservation des fossiles. En effet, le lac Turkana se trouve sur une zone volcanique, où l’activité tectonique peut déplacer la croûte terrestre et créer de nouvelles couches.
C’est précisément à l’intérieur de ces couches que les fossiles de différentes périodes ont été trouvés. « Il faut un grand nombre de circonstances pour pouvoir trouver des os qui se sont enfouis dans le sable et sont devenus du grès », explique le professeur Fred Spoor de l’University College de Londres au Royaume-Uni. « Les périodes de fortes précipitations ont depuis érodé beaucoup de ces couches, ce qui a rendu les fossiles plus visibles. »
Les fouilles au bord du lac ont commencé en 1968 sur la côte orientale, appelée Koobi Fora, sous l’égide de Richard Leaker de l’Institut du bassin de Turkana. Si le terrain était immense, les archéologues savaient qu’il regorgeait de vestiges. Au fil des années, plusieurs fossiles de différentes espèces ont été découverts. En 1972, l’équipe de Leakey a découvert le crâne et quelques os d’un Homo rudolfensis qui a vécu il y a environ 1,9 million d’années, connu sous le nom de « crâne 1470 ».
LE GARÇON DE TURKANA A SOULEVÉ DE NOUVELLES QUESTIONS SUR L’ÉVOLUTION DE L’HUMANITÉ
La découverte a renforcé une idée qui émergeait dans les années 70 : il a existé plusieurs espèces d’êtres humains. On savait déjà que trois espèces d’hommes préhistoriques avaient vécu en Afrique pendant la même période : l’Homo habilis, l’Homo erectus et le Paranthropus boisei. L’Homo rudolfensis n’a fait que confirmer l’idée de diversité : les êtres humains étaient constitués de différentes espèces, contrairement à aujourd’hui. Et plus tard, les trouvailles faites à Koobi Fora ont suggéré que les trois espèces d’Homo ont coexisté entre 1,78 et 1,98 million d’années.
Cependant, c’est la découverte du garçon de Turkana, aussi connu sous le nom du garçon de Nariokotome, qui a été l’une des plus éminentes. Elle a permis d’avoir des informations cruciales sur la plus importante des espèces humaines : l’Homo erectus. Selon le paléoanthropologue John Shea de l’université de Stony Brook à New York, « le garçon de Turkana est l’un des plus importants fossiles jamais découverts« .
Les Homo erectus sont considérés comme nos ancêtres directs. Ils ont été les premiers à quitter l’Afrique pour se répandre en Europe et en Asie. A certains égards, ils nous ressemblaient beaucoup, ou plutôt, nous leur ressemblons beaucoup. Ils avaient des cerveaux plus gros et une taille plus grande que les Homo habilis, un peu plus vieux.
La découverte du garçon de Turkana a révélé que la démarche des Homo erectus était beaucoup plus proche de la nôtre que celle des Hominis, également plus vieux que les Homo erectus. Tout comme nous, notre ancêtre direct concentrait son poids sur ses hanches pour marcher. Il avait aussi les pieds cambrés et effectuait des foulées relativement longues. Enfin, on sait que le garçon de Turkana était capable de porter des choses dans ses mains quand il marchait. « Il devait être un coureur endurant, et très fort pour porter des choses. Et si on est capable de courir, on est capable de chasser », explique Shea.
Il se peut que sa famille ait utilisé des outils de chasse comme la lance. C’est en tout cas ce que l’anatomie des ses mains suggère fortement. Les lances ne se fossilisent pas, mais une étude de 2013 a suggéré que l’Homo erectus a développé la capacité de lancer. En revanche, les grands singes, qui sont nos parents les plus proches, présentent plus de difficultés à jeter des lances. Cela peut s’expliquer par le fait qu’ils passent beaucoup de temps dans les arbres.
Cela suggère que l’Homo erectus était un bien meilleur chasseur que les espèces plus anciennes, ce qui l’a aidé à sortir de son territoire. La chasse devait être très utile à cette période où le climat variait plus rapidement et plus intensément qu’aujourd’hui. Les forêts prospères où vivaient leurs ancêtres se sont progressivement transformées en prairies de plus en plus ouvertes. En conséquence : il y avait moins de place pour se cacher des prédateurs.
LES PREMIERS HOMMES AVAIENT LA CAPACITÉ DE SE TRANSMETTRE MUTUELLEMENT LEURS CONNAISSANCES
Les chercheurs émettent l’hypothèse que ces Hominis se soient sentis plus en sécurité en groupe. Ils auraient vécu, travaillé et chassé ensemble pour être moins vulnérables. C’est peut-être ce qui a amené l’Homo erectus à devenir plus social. Il existe plusieurs preuves que les Homo erectus partageaient des informations et travaillaient en groupe.
Une autre découverte a permis de mieux connaître nos ancêtres. Des outils en pierre appelés « haches acheuléennes » ont été datés de cette période. Les premières haches acheuléennes connues ont été découvertes près du lac Turkana en 2011 et ont été datées d’1,76 million d’années. Elles ont probablement été conçues par l’Homo erectus. Elles ont aussi été trouvées dans d’autres parties de l’Afrique et du monde. Cela suppose que les premiers hommes avaient la capacité de se transmettre mutuellement leurs connaissances.
Une fois que la technologie des haches a émergé, elle a persisté pendant plus d’un million d’années, explique Ignacio de la Torre de l’University College de Londres au Royaume-Uni. Et ce, pour une bonne raison : c’est que la hache acheuléenne est multi-fonction, elle équivaut au couteau suisse moderne. Elles étaient idéales pour dépecer les animaux, pour les démembrer.
Si cet outil a perduré si longtemps, c’est qu’il devait être facile de se transmettre sa technique. Cependant, cela ne veut pas dire que l’Homo erectus était doté du langage, car il est parfaitement possible d’enseigner sans parler. Pourtant, ils sont plus difficiles à créer que les silex en pierre Oldowan, qui étaient attribués à l’Homo habilis, qui avait un plus petit cerveau.
Le lac Turkana a aussi révélé ce qui s’est passé avant la naissance du genre Homo, soit avant les débuts de l’évolution humaine.
En 1974 en Ethiopie, des chercheurs ont découvert des fossiles d’Australopithecus afarensis datant de 3,2 millions d’années, plus connu sous le nom de « Lucy ». L’espèce à laquelle appartenait Lucie a immédiatement été considérée comme un concurrent clé de notre ancêtre direct. « Quand Lucy a été trouvée, on en savait très peu sur les espèces humaines d’avant cette période. En fait, tous les spécimens connus dataient de ‘l’après Lucy' », explique le paléoanthropologue Meake Leakey. « La première hypothèse qu’on avait émise, c’était qu’il n’y avait rien avant Lucy. On considérait qu’il n’y avait qu’une lignée qui descendait du singe avant Lucy. »
Pour trouver les fossiles d’autres espèces de la même période que Lucy, le paléoanthropologue est retourné au lac Turkana. Son équipe a trouvé des fossiles sur la rive ouest du lac qui ont démontré qu’il y avait une « diversité à l’ère de Lucy ».
Dans les années 1990, son équipe a trouvé un potentiel ancêtre de Lucy, appelé A. anamensis. C’était la plus vieille espèce découverte dans le lac Turkana : elle a vécu il y a environ 4 millions d’années. Quelques années plus tard, encore à l’ouest du lac, son équipe a découvert d’autres espèces, appelées Kenyanthropus platyops, ou « l’homme au visage plat ». Cette espèce a vécu il y a 3,5 millions d’années. Cela supposait que plusieurs espèces pouvaient être l’ancêtre commun d’Homo. Ce qui a définitivement mis de côté l’idée que les humains venaient d’une seule lignée.
JUSQU’ALORS, ON PENSAIT QUE LES ESPÈCES HOMO ÉTAIENT LES SEULES À SE SERVIR D’OUTILS
Et les découvertes ne s’arrêtent pas là : en 2015, les plus vieux outils en pierre ont été trouvés dans le lac Turkana. Ces outils datent de 3,3 millions d’années. Il a été admis que seulement l’espèce Homo pouvait créer des outils en pierre, mais cet outil a été le plus vieux des fossiles connus de l’Homo. Cela suggère que des espèces plus vieilles telles que l’Australopithecus afarensis ou le Kenyanthropus platyops pouvaient aussi créer des outils en pierre. « Nous ne pensions pas que ces espèces avaient la capacité de créer des outils en pierre », explique De la Torre.
Cette découverte a marqué un tournant dans notre conception de la préhistoire. Elle a démenti l’idée qu’il existait un lien nécessaire entre l’émergence des hommes (Homo) et de la technologie.
Le lac Turkana, du fait de sa condition idéale pour conserver les fossiles, a été le théâtre des découvertes les plus palpitantes sur l’évolution de notre espèce. Néanmoins, il reste encore beaucoup de choses sur les modes de vie de nos ancêtres et sur leur physionomie que nous ignorons probablement. Si l’histoire de l’Homme vous intéresse, vous serez amusé par ces 99 détournements de son évolution.