Condamné par le code pénal français dès 1791, l’avortement, majoritairement pratiqué par des femmes, resta une pratique courante et largement acceptée jusqu’au milieu du 19e siècle aux États-Unis. Mais tout changea en 1857, lorsque les médecins américains militèrent pour que cette pratique soit interdite et punie par la loi.
Lorsque vous ouvriez le Leavenworth Times dans les années 1850, vous tombiez sur une publicité vantant les mérites des pilules contraceptives de Sir James Clarke, « particulièrement adaptées aux femmes mariées ». À la même époque, on trouvait également dans le New York Herald une annonce invitant « les femmes souffrant d’un retard de règles » à consulter Madame Costello, qui s’autoproclamait « femme médecin » .
Placés entre les annonces immobilières et les publicités pour fortifiants capillaires, ces deux encarts n’avaient à l’époque rien d’extravagant. Pour de nombreuses américaines, la grossesse était risquée, et ses conséquences pour les femmes célibataires dévastatrices : les femmes non-mariées qui accouchaient étaient stigmatisées par la société, considérées comme des fornicatrices et rejetées par leurs familles.
Selon les estimations, près d’une femme sur cinq avait recours à cette pratique au milieu du 19e siècle. Les publicités vantant les mérites des pilules contraceptives étaient placardées sur les vitrines, et en privé, les femmes avaient l’habitude d’évoquer les façons les plus efficaces d’interrompre une grossesse ou de provoquer une fausse couche.
Les choses changèrent durant la seconde moitié du 19e siècle, lorsque la gynécologie moderne commença à se développer et que les médecins firent campagne afin que l’avortement soit criminalisé et condamné, envoyant cette pratique jusqu’alors courante et acceptée dans la clandestinité.
À cette époque, la plupart des citoyens américains pensaient que l’équilibre du corps humain était essentiel, et considéraient qu’une grossesse non désirée devait absolument être traitée. En cas d’interruption des règles, les médecins conseillaient généralement aux femmes de prendre des « emmenagogues », remèdes à base de plantes médicinales conçus pour stimuler le flux menstruel.
Lorsque cela ne fonctionnait pas, elles pouvaient acheter les fameuses pilules contraceptives de Sir James Clarke, ou se rendre chez une « femme médecin » (elles ne possédaient généralement pas le diplôme, mais étaient les seules à pratiquer ce genre d’opérations vers 1850) pour se faire avorter.
L’une d’entre elles était Ann Lohman, plus connue sous le nom de « Madame Restell », qui exerça pendant près de 40 ans et interrompit des centaines de grossesses. Son entreprise était si prospère qu’elle contribua à démocratiser l’avortement dans nombre de villes américaines.
Bien évidemment, cela eut pour effet d’exaspérer ceux qui estimaient que l’avortement était un acte immoral et les médecins qui souffraient de cette « concurrence déloyale ». La médecine était devenue une véritable profession avec la formation de « l’American Medical Association » en 1857, et ses membres militaient afin que l’avortement soit criminalisé.
Pour ce faire, ils remettaient en question les conceptions voulant qu’un fœtus ne puisse être considéré comme une personne avant que la mère ne le sente « bouger » à l’intérieur de son ventre. Des années avant l’invention du sonagramme, il s’agissait du seul moyen efficace permettant de prouver qu’une femme était effectivement enceinte.
L’American Medical Association était dirigée par Horatio Storer, un obstétricien conservateur considéré comme l’un des pères de la gynécologie américaine, qui considérait le recours à l’avortement comme une folie. Pour lui, le rôle biologique d’une femme était d’être une épouse et une mère, et le fait d’interrompre volontairement une grossesse s’apparentait à un meurtre.
L’association entama une campagne de dénigrement pour décrédibiliser le travail des femmes qui détenaient jusqu’alors la majorité des connaissances sur l’accouchement et la grossesse et les empêcher de devenir obstétriciennes, et cela finit par payer.
En 1873, les « Comstock Laws » interdirent la publication et la diffusion d’informations au sujet du contrôle des naissances, et les lois anti-avortement suivirent rapidement : en 1910, elles avaient été adoptées par la totalité des états américains.
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Pourtant, comme le souligne l’historien Leslie J. Reagan : « Des générations entières de femmes devaient absolument recourir à l’avortement, et ni les lois, ni l’église, ni les tabous ne pouvaient les arrêter ». Cette pratique eut cours de façon clandestine dans de nombreux pays occidentaux durant la majeure partie du 20e siècle, et il fallut attendre 1973 pour que la Cour suprême des États-Unis rende la loi criminalisant l’avortement inconstitutionnelle. Deux ans plus tard, la France suivait le même chemin avec l’adoption de la loi Veil.