« WE SHOULD ALL BE FEMINISTS » : tel est le slogan martelé noir sur blanc par le t-shirt star de la saison signé Dior. Arboré par Nathalie Portman lors de la Women’s March à New York en janvier dernier, ce basique engagé est déjà culte. Pourtant, mode et féminisme n’ont pas toujours fait bon ménage, les militant(e)s n’ayant de cesse de dénoncer la maigreur des mannequins, leur statut de femme-objet et de faire de l’industrie de la mode un instrument d’asservissement au service du patriarcat et du grand capital. Si l’idée d’une mode encourageant les droits des femmes semble être une contradiction dans les termes, peut-on pour autant réduire cette tendance à un simple argument marketing ? Par si sûr. Et si ce mariage arrangé entre mode et féminisme était en fait consenti des deux côtés et plus nuancé qu’il n’y paraît ?
UN PACTE AVEC LE DIABLE (QU’IL S’HABILLE EN PRADA OU PAS)
Simone de Beauvoir s’en retourne peut-être dans sa tombe : de quel droit peut-on laisser ce qui est l’incarnation même de la domination patriarcale récupérer à son compte des slogans féministes ? Aujourd’hui encore, il va de soi pour beaucoup de militant(e)s que l’industrie de la mode, en réduisant la femme à son apparence physique et à un simple objet de chair voué à la satisfaction du désir masculin, est l’ennemi n°1 de l’émancipation féminine.
LA MODE IMPOSE UN STANDARD DE BEAUTÉ UNIQUE ET IRRÉALISTE
En convoquant des stéréotypes de genre caricaturaux et en glorifiant des silhouettes à peine pubères aux proportions surréalistes ultra retouchées, la mode impose un standard de beauté unique et irréaliste. A coups de beauty challenges, de starlettes siliconées et de campagnes de pub, les diktats de la mode et la valse effrénée des tendances s’infiltrent par toutes les brèches et à travers toutes les tranches d’âge pour créer sans cesse de nouveaux besoins et de nouveaux complexes…
Toujours est-il que des Maisons les plus prestigieuses aux enseignes grand public, les slogans féministes, fleurissent avec l’arrivée du printemps et s’imposent comme une tendance forte de la saison. Le temps est-il venu d’enterrer la hache de guerre et de dédiaboliser l’industrie de la mode ?
LE « WOMAN EMPOWERMENT », L’INCONTOURNABLE DES PODIUMS
Comme un clin d’œil ironique au livre de Lauren Weisberger, Le Diable s’habille en Prada, c’est bel et bien cette prestigieuse maison italienne qui fait un premier pas vers la dédiabolisation de l’industrie de la mode en qualifiant sa collection printemps-été 2014 de « féministe », et Chanel d’enfoncer le clou un an plus tard avec son défilé-manifestation. La voie du succès était toute tracée pour le t-shirt féministe de Dior, encensé lors de la dernière Fashion Week.
Aussitôt récupéré par les enseignes grand public qui se sont empressées d’en copier la recette, le succès du t-shirt a même suscité la création de marques qui reprennent et démultiplient la recette Dior, à l’instar des vêtements Feminist Apparel. Pour d’autres, les actes valent mieux que les paroles : à travers le lancement de sa marque de baskets Victoria, la créatrice Maroussia Lebecq entend promouvoir les droits des femmes non pas à travers ses produits mais à travers un modèle économique conçu et géré par des femmes et pour leur épanouissement au sein de l’entreprise.
« LA MODE A UN POTENTIEL DE COMMUNICATION MONDIAL » – ADWOA ABOAH
Comble de cette tendance : les mannequins elles-mêmes s’y mettent ! Adwoa Aboah, égérie Adidas engagée, capitalise sur sa notoriété pour promouvoir sa plateforme web dédiée à la cause féminine. Loin d’y voir une contradiction entre les paroles et les actes, elle affirme sans complexe que « la mode a un potentiel de communication mondial. »
Indéniablement, la tendance au « Women empowerment » (littéralement la prise de pouvoir des femmes) est donc un peu plus qu’un simple effet de manche de la part des marques de mode. Toujours est-il que certaines n’ont pas attendu la Fashion Week pour porter haut et fort les couleurs d’un féminisme en plein renouveau…
LE FÉMINISME GÉNÉRATION Y
Qui l’eût cru ? L’union de la mode et du féminisme n’a rien d’un mariage forcé, bien au contraire. Loin d’être subi, le discours féministe des marques est porté au sens propre du terme par certaines militantes. Bien décidées à donner du fond à la forme, elles comptent bien profiter de cette tendance pour faire de la mode un moyen de communication de masse à moindre coup.
Le cas d’école en la matière est celui d’Hari Nef, actrice et activiste transgenre, qui a eu l’honneur d’ouvrir le dernier défilé Gucci et d’apparaître dans le film publicitaire de la marque. Une première qui lui a également permis de diffuser à une échelle inédite ses engagements, auxquels le site de Gucci a consacré une page entière.
Point n’est besoin d’aller toquer à la porte des grandes marques, puisque la génération Y, celle des digital natives, s’est appropriée tous les moyens de prendre la parole et de la diffuser à une large audience par ses propres moyens. Newsletters, podcasts, comptes Instagram… les médias alternatifs consacrés aux grandes causes comme aux préoccupations intimes du quotidien (règles, épilation, poids…) redonnent une place au féminisme dans la parole publique.
En appelant à protester contre les écarts salariaux homme-femme en cessant le travail le 7 novembre 2016 à 16h34, Les Glorieuses, une newsletter aux 20 000 abonnées, a fait parler d’elle dans tous les médias. Mais alors, des gourous du marketing ou du féminisme 3.0, qui influence qui et lequel des deux a engendré l’autre ? L’histoire de la poule et de l’œuf.
MODE ET FÉMINISME, PAR-DELÀ LE BIEN ET LE MAL
L’interlude féministe de Beyoncé lors de l’un de ses concerts à Londres
« Est-ce que Beyoncé est vraiment féministe ? Je m’en fous un peu », affirme nonchalamment la militante Julia Tissier. A l’heure de la mondialisation culturelle, le mot « féminisme » aurait à lui seul un impact positif pour la cause dès lors qu’il est prononcé par une icône de la culture mainstream.
Frapper un grand coup à travers les paroles bénites de celles qui incarnent de chair et d’os les diktats de la société de consommation, n’y a-t-il pas là une contradiction indépassable ? Selon Alice Litscher, spécialiste en communication de mode, féminisme et société de consommation n’ont en réalité rien de contradictoire puisqu’ils relèvent d’un même idéal dans l’imaginaire collectif : celui de l’émancipation.
S’intégrer dans un groupe social, agir de son propre chef, affirmer sa personnalité… autant de petits pas accomplis à travers la consommation de produits de mode qui étaient pour nos grands-mères des bonds de géant pour la condition féminine. Rappelons qu’en France, les femmes ont dû attendre jusqu’en 1965 pour avoir le droit de travailler sans l’autorisation de leur mari et ouvrir leur propre compte en banque…
Bien avant que les féministes de la seconde vague ne crient au loup, l’histoire de la mode ne manque d’ailleurs pas d’exemples d’innovations designées pour libérer le corps des femmes : Paul Poiret qui met fin à la tyrannie du corset, Coco Chanel et ses pantalons, Dim qui coiffe au poteau les contraignants porte-jarretelles … la mode a reflété, accompagné, voire encouragé l’entrée de la femme dans l’espace public tout au long du XXe siècle, quitte à s’égarer parfois en chemin.
L’HISTOIRE DE LA MODE NE MANQUE PAS D’EXEMPLES D’INNOVATIONS DESIGNÉES POUR LIBÉRER LE CORPS DES FEMMES
Et si l’on se donnait la peine d’y croire ? Le « femwashing » ne date pas d’hier, mais l’engagement des créateurs de mode non plus. Que la mode et le féminisme aient retourné leur veste ou pas, leur alliance a priori contradictoire sur les podiums de la Fashion Week repose en réalité sur un dénominateur commun : l’impératif d’attirer l’attention, de se rendre désirable et de susciter l’action. A ce jeu, mode et féminisme forment un duo chic et choc au sein duquel chacun fait résonner la voix de l’autre. Gageons donc que cette tendance ne retournera pas au placard dès la prochaine saison…