Il est probablement peu de gens pour qui le nom d’Aphra Behn évoque quelque chose. Cette espionne et écrivaine du XVIIe siècle a pourtant eu une vie digne des plus grands romans. Femme libre avant tout, elle encourageait, par ses écrits, les femmes à vivre libres, et a été l’une des premières Européennes à s’insurger contre l’esclavage. Sa liberté de parole, à une époque où les femmes n’avaient pratiquement aucun droit, en fait une féministe avant l’heure.
Une espionne au passé occulte
Nous savons peu de choses de la vie d’Aphra Behn, peut-être car elle a elle-même cherché à l’occulter. Elle est née Johnson en 1640, et a probablement pris le nom de son mari, qui meurt alors qu’elle est encore très jeune. Elle est très probablement d’extraction modeste.
À 23 ans, elle voyage au Suriname, où son père est supposé occuper un poste important. Il serait mort lors du voyage, la laissant seule. On pense qu’elle épouse ensuite un marchand du nom de Behn, qui meurt 3 ans après leur mariage. Elle garde son nom pour entamer une nouvelle étape de sa vie : espionne au service de Sa Majesté.
Envoyée à Anvers, à l’époque en Hollande, elle prend le nom de code Astrea, qu’elle conservera comme nom de plume lors de la seconde partie de sa vie où elle est écrivaine. C’est l’époque de la Restauration anglaise, où Charles II, de la dynastie des Stuart, remonte sur le trône après un intermède républicain. De nombreux dissidents républicains sont réfugiés en Hollande et fomentent des complots contre la couronne britannique. Monarchiste, fidèle à Charles II, Astrea est chargée d’y recueillir toutes les informations qu’elle pourra. Elle parvient ainsi à détecter une attaque vers Londres. Malheureusement, elle n’est pas prise au sérieux et l’attaque se déroule en 1667.
Une écrivaine libre et précurseur
Alors qu’elle espérait vivre de ses talents d’espionne, le destin en a décidé autrement. Elle ne reçoit, comme seule compensation, que 50 livres. Elle décide de rentrer en Angleterre mais n’a même pas assez d’argent pour payer le voyage. Elle emprunte et, une fois arrivée à Londres, est jetée en prison pour dettes.
Aline César, autrice et historienne, explique à France Inter qu’Aphra Behn « avait trois obsessions » : « Veuve très jeune, à 26 ans, sans héritage, en prison pour dettes, elle ne pense absolument pas à se remarier pour assurer un confort matériel. Elle choisit de travailler comme copiste, puis autrice, et surtout de vivre de sa plume, c’est la première obsession. Deuxièmement, elle souhaite être considérée comme une artiste à l’égal des hommes, et non comme une curiosité mondaine. Enfin, elle souhaitait que son œuvre passe à la postérité et que d’autres femmes écrivent pour le théâtre à sa suite. » Malheureusement, ses désirs n’ont pas été exaucés comme elle le souhaitait : son nom est peu à peu tombé dans l’oubli, et les femmes sont restées reléguées au second plan dans le théâtre.
À peine sortie de prison, elle rencontre un succès immédiat avec Le Mariage forcé en 1670. Elle met en scène des femmes dans d’autres rôles que ce que la société patriarcale leur impose. « La Vierge muette », « L’Histoire de la nonne » remportent également un succès important et contribuent à donner aux femmes une meilleure visibilité. Elle se lie d’amitié avec Nell Gwyn, la maîtresse du roi, et devient une autrice populaire. Elle peut donc être considérée comme une figure féministe avant l’heure. Virginia Woolf dira d’elle, quelque 3 siècles plus tard : « Et toutes les femmes en choeur devraient déposer des fleurs sur la tombe d’Aphra Behn, car c’est elle qui obtint pour elles toutes le droit de s’exprimer. »
Le théâtre pour dénoncer la colonisation
Avec Oroonoko ou l’esclave royal, paru en 1688, Aphra Behn s’attaque à l’esclavage et à la colonisation. De son voyage au Suriname, à l’époque colonie hollandaise occupée par les Anglais, elle en tire un mépris pour l’hypocrisie de la colonisation et de l’esclavage. Dans cette histoire, qui remporta un vif succès à sa sortie, Oroonoko est un esclave noir qui prend la tête d’une révolte et meurt mutilé par des colons en représailles. L’histoire a ceci de nouveau pour l’époque qu’elle se place du côté du peuple colonisé et réduit en esclavage, ce qui modifie les idées préconçues des Européens de l’époque sur le sujet.
Il est toujours assez impressionnant de constater que de nombreuses femmes exceptionnelles ont sombré dans l’oubli. Pourtant, beaucoup étaient au moins, si ce n’est plus, aussi talentueuses que leurs homologues masculins. Aphra Behn en est l’exemple : elle a su s’imposer dans un monde d’hommes, vivre de sa plume tout en dénonçant et en contribuant à changer les choses à son échelle.